C’était une belle journée ensoleillée d’un début d’été, ni trop chaud ni trop froid, La rosée avait déposé des millions de perles sur les branches des arbres en bourgeons. Joyeux miroitement de cette verdure naissante jolie comme mille joyaux, plus beaux que toutes les cavernes d’Ali Baba.
La vieille dame a demandé à sa fille de l’accompagner vers son banc préféré, près du lac. Son banc préféré parce que ciselé de messages d’amour, de cœurs sculptés d’appels aux secours de personnes en désarroi…elle aime déchiffrer ces messages…elle espère trouver celui qui lui correspond. Ce banc si vivant elle aurait pu en faire un roman.
Elle prend son sac à ouvrage, vérifie que toutes les pelotes sont bien en place, et les aiguilles aussi…elle s’assoit face au lac…un face à face rituel…voir toute cette étendue d’eau, au loin la ligne d’horizon. Son regard n’a jamais franchi la ligne d’horizon, elle préfère le mystère de l’ailleurs. Le lac est conciliant, il y a longtemps qu’elle l’a compris, parfois tard quand elle s’endort tard il vient lui lécher les pieds et elle aime que l’on prenne soin d’elle.
Elle s’assoit et regarde aussi loin qu’elle peut. Elle se souvient de son pays dont la guerre l’a spolié, adolescente belle jeune fille pleine de promesse. Elle se souvient de la neige et du froid venus des steppes de son pays natal. Alors elle chaussait ses longs skis avec deux bâtons pour se déplacer.
Aujourd’hui dans ce pays d’accueil, l’été elle souffre de la chaleur…lors de son hospitalisation elle descend dans le parc de l’hôpital, dans le jardin avec ses bâtons elle marche, marche fait plusieurs tours et se dévêtit d’un gilet posé là, d’un pull ailleurs, elle marche, elle dit en roulant les r c’est ainsi que je skiais dans mon pays.
Sur son banc elle repense à son parcours de vie, pour ne pas se laisser envahir par la nostalgie elle se penche pour prendre son ouvrage, prendre les aiguilles le bon numéro, regarder si les mailles sont bien alignées, elle sort la pelote et elle tricote, elle tricote la laine, tricote le temps et l’espace…son ouvrage sera plein de ses souvenirs. Elle ne fait plus les beaux ouvrages d’autrefois, faits de jacquard compliqué où il fallait compter ne pas s’égarer d’une maille, non elle ne fait plus que des petits carrés de laines de toutes les couleurs, elle aime les couleurs.
Elle pense à son fils, lui aussi plein de promesse…jeune journaliste sur les terrains sensibles, pour éviter le mot guerre, elle n’a plus de nouvelle…peut-être en prison, peut-être torturé. Elle l’a beaucoup attendu, elle espère toujours, c’est pourquoi près de la rivière elle lui a construit une petite isba, elle lui avait montré des photos de ses jolies maisons quand il était petit et il avait aimé.
Elle lui a glissé plein de messages d’amour pour qu’il puisse se reconstruire. Elle se demande si elle a raté quelque chose dans son éducation pour qu’il choisisse un métier de tous les dangers… elle touche son visage mouillé de larmes.
Elle ne le reverra pas, elle tricote, tricote plus vite aujourd’hui, elle ne veut pas être triste, la journée est si belle, belle comme un cadeau. Elle tricote des petits carrés bariolés, elle les laissera sur le banc, dans son sac à ouvrage au bon soin de celui ou de celle qui voudra bien les assembler…
Il se fait tard, elle sort de son sac une très jolie petite boite en écaille de tortue, sa plus jolie. Elle sort une petite bouteille de champagne, une coupe…elle a soif, elle veut boire ce qu’il y a de meilleur dans sa plus belle coupe. La vie lui doit bien ça. Elle ouvre sa boite secrète, la pilule est là presque innocente, la pilule sans lendemain. Elle en a ainsi décidé, sa fin de vie ne sera pas calvaire. Elle l’a veut la plus douce possible, sans regret.
Elle a connu le beau de la vie, mais elle a côtoyé la souffrance, non sans regret juste un peu d’appréhension. Sa couverture elle en fait don aux personnes nécessiteuses ceux qui n’ont plus de toits. Son dernier modeste cadeau. Elle se sert une dernière coupe, regarde l’horizon, lui dit adieu…elle prend sa petite pilule s’endort verre à la main, face à son lac préféré sur son banc préféré. Le lac compatissant vient lui lécher les pieds, lui dit un dernier adieu et se retire pour ne pas déranger.
La pelote et les aiguilles sont tombées de ses mains. La pelote se déroule encore un peu jusqu’au lac qui l’emporte, qui l’emporte vers d’autres horizons.
Puissent les mots atteindre les pouvoirs…