Alors que l’Assemblée nationale débat pour la première fois d’une proposition de loi dépénalisant l’euthanasie, le philosophe André Comte-Sponville, qui vient de publier un Dictionnaire amoureux de Montaigne (Plon, 2020) et Que le meilleur gagne ! (Robert Laffont, 2021), explique pourquoi il est favorable à cette loi. Et répond également à ceux qui y voient une menace sur la civilisation.
Vous êtes depuis longtemps un défenseur de l’euthanasie, notamment au sein du Comité consultatif national d’éthique, où vous avez défendu une voix minoritaire sur cette question. Pourquoi estimez-vous que l’euthanasie devrait être légalisée ?
André Comte-Sponville : Le droit de mourir, lorsqu’on le veut, fait selon moi partie des droits de l’homme, a fortiori quand on souffre atrocement d’une maladie incurable ou d’un handicap écrasant. Le suicide, en France, n’est pas un délit. Pourquoi l’assistance au suicide en serait-elle un ? Or, s’agissant de l’euthanasie volontaire (celle qui est demandée par le patient, directement ou par l’intermédiaire d’une personne qu’il a expressément désignée), c’est bien de quoi il s’agit : d’une assistance médicale au suicide.
On dispose pourtant déjà de la loi Leonetti de 2005, qui autorise les médecins, pour les patients en fin de vie souffrant d’une maladie incurable, à cesser les traitements ou à délivrer un traitement dont l’effet secondaire est d’abréger la vie. Pourquoi ne suffit-elle pas à vos yeux ?
Cette loi a marqué un progrès considérable, mais non, elle ne suffit pas. Prenons l’exemple du jeune Vincent Humbert : 20 ans, paralysé des quatre membres, aveugle et muet, à la suite d’un accident. Il n’était nullement en fin de vie, et n’aurait donc pas relevé de la loi Leonetti. S’il avait voulu vivre, il est évident qu’il fallait l’y aider. Mais il voulait mourir, et sa mère l’y a aidé. S’il avait été l’un de mes fils, j’aurais fait pareil, et je trouve inadmissible qu’il faille pour cela violer les lois de la République.
“Le suicide, en France, n’est pas un délit. Pourquoi l’assistance au suicide en serait-elle un ?”André Comte-Sponville
Dans une tribune publiée dans Le Figaro, l’écrivain Michel Houellebecq s’emporte contre le projet de dépénaliser l’euthanasie en dénonçant la référence à la « dignité » au sens de Kant, invoquée par les défenseurs de l’euthanasie, qui laisseraient entendre que ceux qui veulent continuer à vivre dans ces conditions ne seraient pas dignes… Que pensez-vous de cette critique ?
Elle est justifiée, et on n’a pas besoin, pour tomber d’accord, d’être kantien (ce que je ne suis aucunement) ! J’ai toujours dit que parler de « mourir dans la dignité » était maladroit. Si tous les êtres humains sont égaux en droits et en dignité, comme nous le pensons presque tous, il est exclu que cette dignité dépende des conditions de vie ou de mort. Le cancéreux en phase terminale a exactement la même dignité que vous et moi, qu’on l’aide à mourir ou pas. La dépénalisation de l’euthanasie n’est pas une question de dignité, mais de liberté, face à sa propre vie ou à la souffrance. C’est pourquoi elle est tellement importante. La dignité ne dépend pas de nous. La liberté, si !
Les opposants à la dépénalisation de l’euthanasie s’inquiètent de l’effet qu’une dépénalisation de l’euthanasie aurait sur ceux qui se sentiraient inutiles économiquement, et sur la possibilité que la collectivité en vienne à considérer que les personnes en fin de vie coûtent trop cher… Que répondez-vous à cet argument ?
Il y a là un réel danger, qui justifie de stricts garde-fous, que la loi devra déterminer. Mais cela ne saurait pas nous priver de la liberté ultime, qui est celle de mourir si l’on en a décidé ainsi. Vous me direz qu’on n’a pas besoin de la loi pour mettre fin à ses jours. En temps ordinaire, en effet, quoique les moyens soient souvent effrayants (souvenez-vous de Deleuze se jetant par la fenêtre), on peut, techniquement, le faire de son plein gré. Mais essayez de vous suicider dans un hôpital ou un Ehpad : vous m’en direz des nouvelles…
“La dignité ne dépend pas de nous. La liberté, si !”André Comte-Sponville
Dans sa tribune, Michel Houellebecq fait valoir un argument civilisationnel, allant jusqu’à affirmer qu’une civilisation ou une société qui légalise l’euthanasie « perd tout droit au respect » et qu’il devient « légitime, et même souhaitable, de la détruire »… Que répondez-vous à cet avertissement ?
Personne, fût-il un écrivain talentueux, ne peut décider de la dignité de tel ou tel, a fortiori d’une civilisation ! Qui peut prétendre que les sociétés suisse, hollandaise, belge ou espagnole – qui autorisent l’aide active à mourir – n’ont plus droit au respect ? Invoquer l’avenir de notre civilisation, face à tant de situations tragiques (l’extrême souffrance, physique ou psychique, la dépendance totale, la perte progressive de toutes ses facultés), c’est à la fois exagéré et dérisoire. Les philosophes de l’Antiquité reconnaissaient presque tous qu’il y a des cas où le suicide et l’assistance au suicide sont justifiés. Montaigne leur donne raison, comme Francis Bacon, comme David Hume, comme beaucoup de philosophes ou d’écrivains d’aujourd’hui. Michel Houellebecq a bien sûr le droit de les désapprouver, pas de leur manquer de respect. La meilleure façon de défendre notre civilisation, c’est de débattre sans mépriser ses contradicteurs.
* André Comte-Sponville est membre du Comité d’honneur du Choix
Source :
« Philomag.com » par Martin Legros – 08.04.21