Françoise Rey, l’une de nos grands auteurs français, a accepté de partager avec nous ce qui est sans doute le moment le plus triste de sa vie, l’agonie et la mort de son mari. Sans jamais verser dans le pathos, elle ne nous épargne rien de la terrible fin de vie qu’a subie son mari. Sa colère et sa tristesse ne laisseront personne indifférent.
Fin de vie
Je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi maigre, d’aussi épuisé… Mon ami Rudy, médecin, avait consenti à me lâcher un délai : 3 ans. Depuis le début de ta maladie avérée jusqu’à ta mort certaine, le temps était compté, 3 ans, à moins d’une greffe de moelle réussie. Tu n’as pas pu en bénéficier, au dernier moment une infection des poumons a condamné tout espoir de rédemption, T’a condamné.
Séjours à l’hôpital de plus en plus longs, errance d’un établissement à l’autre, car il était mal vu de s’attarder dans le même service plus de quelques semaines. Tentatives aussi de retours à la maison, sur l’insistance de ton oncologue qui cherchait à se débarrasser de toi, disons plutôt d’un cas qui embarrassait sa réputation.
A la maison, la preuve était vite faite, ce n’était pas tenable. Ton état requérait des soins constants, la disposition des lieux compliquait beaucoup les choses, toutes les commodités se trouvant au premier étage. J’étais seule pour m’occuper de toi, en dehors des visites quotidiennes de l’infirmière qui venait contribuer à ta toilette. Les soutiens prévus pour soulager les aidants, dont je faisais dorénavant partie, s’avéraient dérisoires. Nous avions droit à une heure de « baby-sitting » par… mois ? quinzaine ? semaine ? Peu importe, quand cela aurait été par jour, c’était encore largement insuffisant.
Un jour tu es tombé du lit, je n’ai pas pu te relever, c’est un voisin arrivé au pas de course du fond de sa vigne qui t’a remis entre tes draps. Une autre fois, tu as décidé tacitement (il te devenait difficile même de parler) une sorte de suicide par inanition. Tu ne voulais plus rien avaler, ni manger, ni boire, tu es resté 3 jours à dormir, j’étais folle d’angoisse, les plateaux que je te montais restaient intacts… Puis tu as pris mal dans la poitrine, violemment. Samu, retour à l’hôpital. L’oncologue faisait la gueule.
Il y avait eu une époque où, dans le même hôpital, on te faisait subir des examens douloureux et intrusifs. Des prélèvements, des biopsies. Puis tu as été de plus en plus faible, tes plaquettes et globules de plus en plus pauvres, on craignait une hémorragie, on ne te prélevait plus ni moelle, ni tissu, ni sang, toute manœuvre de ce genre te mettait en danger, tu n’avais plus droit qu’à d’incessantes perfusions, et à des traitements dits « de confort », encore que…C’est pourquoi lorsque tu m’as dit que l’équipe avait décidé de t’opérer, c’est-à-dire de t’arracher deux dents infectées qui menaçaient, d’après avis autorisé, de générer des problèmes, j’ai cru à une erreur d’interprétation de ta part. L’absurdité du projet semblait si flagrante !
Renseignements pris, tu n’avais pas déliré du tout, il était bien question d’une opération. La perplexité chez moi a cédé la place à un vrai cas de conscience. Je pouvais m’opposer à l’intervention. Mais c’était prolonger ton état quasiment végétatif, en tout cas pitoyable, d’une façon vague, nous tenir tous, nous les membres de ta famille, suspendus d’un jour à l’autre à l’éventualité de l’annonce de ta mort, nous torturer l’âme de ce terrible et incertain souci : pas encore aujourd’hui… Quand ? demain ? plus tard ? jusqu’à quand va-t-il résister ? Et nous avec ?
Me résigner à cette opération, te laisser massacrer (il n’y a pas d’autre mot) c’était abréger cette affreuse attente, pouvoir espérer soudain une fin, que ton état, c’était évident, rendait inéluctable. L’éminent oncologue qui avait ton cas en charge le savait bien sûr aussi. Ce qu’il souhaitait n’était pas tant ton trépas, que la perspective de te garer ailleurs, de t’expédier dans un autre établissement, pour que tu puisses y mourir sans plomber davantage son service.
Il a tenu à me rencontrer avant qu’on ne t’emmène dans le mouroir qu’il avait prévu pour toi. Je ne sais pas ce qu’il voulait me dire, mais je me souviens très bien de ce que je lui ai dit, moi :
– Cette intervention inepte, Monsieur, je pense que c’est une euthanasie déguisée.
Il a conséquemment tiqué. Sa mine froide et figée n’affichait aucun des signes qu’on attend de la compassion.
– Il n’y a pas d’euthanasie dans mon service, Madame !
– Oui, j’entends bien, Monsieur, c’est pourquoi j’ai dit « déguisée »
J’aurais plutôt dû répondre :
-Pas d’euthanasie, et c’est bien dommage !
Le service qui t’a accueilli, dans une bourgade voisine, s’appelait « Soins de suite ». Déjà, rien que ça ! « Soins de suite ! » Et pourquoi pas, d’entrée de jeu, « soins de fin » ? Car c’est bien de cela qu’il s’agissait. Le docteur du lieu à qui j’ai demandé :
– Mais enfin, Monsieur, cette opération, qu’est-ce que vous en pensez, vous ? a répondu, après quelques secondes d’un silence gêné :
– C’est-à-dire qu’une infection dentaire, c’est grave. Ça peut endommager le cœur…
J’ai eu envie de rire, de m’indigner « Tu te fous de notre gueule ? », et de lui en coller une.
Mais en même temps j’ai pensé que par mon autorisation tacite de ton intervention, j’avais cautionné toute cette hypocrisie, toute cette lâcheté, et j’ai juste soulevé les épaules, avec fatalisme. Le toubib s’est contenté de ce commentaire, qui le soulageait d’argumenter plus avant, de s’enliser dans des explications fumeuses loin de toute crédibilité.
Tu es entré en agonie très vite. Mais pour une durée indéterminée. Nous allions te voir pour constater à chaque visite, une étape supplémentaire dans ton chemin de croix. Déjà, depuis l’extraction des 2 molaires-prétextes, tu ne parlais quasiment plus. Bientôt tu ne fus plus nourri que par perfusion, puis Il y a eu le matin où l’on m’a dit « Il était agité, on l’a sédaté ». Je ne savais pas que le processus était irréversible. Tu n’étais plus perfusé du tout, juste là, à aspirer mécaniquement l’oxygène, les yeux clos, ailleurs déjà. Tu ne devais jamais te réveiller.
On m’a proposé : on peut vous apporter des repas dans sa chambre, si vous voulez. On peut vous installer un lit, pour que vous dormiez à côté de lui, aussi…
A côté de qui ? De ce mort vivant à qui on n’aura jamais pu dire au-revoir, de ce pauvre corps privé de vrais adieux, de cette carcasse que soulève l’effort à survivre encore, l’effort à mourir, loin de toute conscience, de nos mots d’amour, de nos gestes tendres, de notre soin à l’entourer, de notre souci à l’accompagner ?
Cet après-midi- là, il faisait très chaud dans ta chambre, j’ai dormi un peu dans le fauteuil à côté de toi en tenant ta main qui ne réagissait plus. Et j’ai eu mal aux pieds, ils avaient gonflé dans mes chaussures serrées. J’ai profité de ce que notre fille et notre belle-fille arrivaient ensemble pour m’éclipser. La maison était à un quart d’heure, je suis rentrée changer de chaussures. J’allais revenir quand Chloé m’a appelée :
– Maman ? Papa ne t’a pas attendue, il est parti. Il faut que tu apportes des affaires pour l’habiller.
C’était violent. Même ça, ton dernier souffle, je ne l’ai pas eu. Les filles m’ont dit :
– A un moment, il a respiré plus fort, comme s’il ronflait. Et puis plus rien. On ne savait pas… On a attendu, on a appelé, l’infirmière est arrivée, elle a dit « C’est fini ».
Elles avaient l’air ébahi de la simplicité de l’événement et de son commentaire. Mon Dieu ! Moi j’ai trouvé que ton départ manquait de poésie, et sans aller chercher les violons d’une mise en scène pathétique, j’aurais bien aimé que ton départ ne soit entaché ni d’une histoire triviale de chaussures serrées, ni de ces ronflements ambigus, ni surtout de ce constat lapidaire : « C’est fini ». Fini ? Quoi ? La lutte, l’espoir, l’attente, l’angoisse, le suspens ? Quoi, fini ? Le semblant de vie qui s’attardait en ta chair inerte ? Fini le poids de l’incertitude, et la tragique soumission au destin qu’on ne commande pas… Enfin, pas officiellement, toujours, et pas de la bonne façon.
« Pas d’euthanasie dans mon service !… » Ailleurs non plus, professeur, et c’est un crime. Une confiscation atroce des moments les plus précieux, une condamnation aux doutes, aux remords, à l’amertume incurable d’une fin de vie effilochée, si peu à la hauteur de tout le chemin parcouru avant, si décevante, si dégradante dans sa cruelle banalité, si humiliante dans les ratatinements sans gloire que la loi nous impose, si déchirante dans l’acceptation obligée de décrets inhumains. Une fin de vie qui pourrait être un moment de grâce, le point d’orgue d’une existence riche, et qui s’apparente au plus navrant des naufrages.