Supposément qu’ils ont encore de « beaux moments » à vivre… J’ai entendu ce commentaire dans tout le débat au sujet de l’aide médicale à mourir anticipée et il résonne dans ma tête depuis. Parce que je me demande sans cesse au nom de quoi est-ce qu’on refuse encore de permettre à quelqu’un de mourir dignement, sachant très bien ce qui l’attend.
Ceux qui sont contre n’ont assurément pas connu l’Alzheimer de près. Ni même de loin, je crois. Ils doivent penser, comme je le pensais avant, qu’il ne s’agit que d’oublier des souvenirs et quelques personnes ici et là… mais qu’avant tout, ils peuvent encore vivre de « beaux moments ».
Mourir tranquillement…
J’ai 41 ans, mon père en a 71. Il a eu le diagnostic à 69 ans. Aujourd’hui, deux ans pratiquement jour pour jour plus tard, il a déféqué sur le tapis près de son lit, dans sa chambre. C’est peut-être ça, un « beau moment » ?
Depuis bientôt trois semaines, il vit ailleurs. Il n’a plus sa femme des 50 dernières années avec lui, il n’a plus sa maison, il n’a plus son chien… il est seul et sans repères. Pour tous, même pour nous, la prochaine étape est d’attendre… attendre qu’il oublie assez de mots pour ne plus parler, attendre qu’il oublie comment marcher et ne puisse plus se lever du lit, attendre de ne plus savoir de quelle façon manger… attendre de devenir un mort-vivant. Puis mourir, enfin.
Comment est-ce possible pour sa femme, pour nous ses enfants, de ne pas être en colère contre ce système ? Mon père est un homme de sa génération. Orgueilleux et fier, il nous a toujours dit et répété qu’il ne voudrait jamais se faire « torcher » ou devenir un fardeau pour sa famille… en plein ce qu’il est.
Vous dire à quel point c’est dur de le voir mourir tranquillement, de le voir tout perdre ce qu’il a acquis tout au long de sa vie… cet homme, intelligent et sensé. C’est encore invraisemblable pour moi, juste de l’écrire. Comment faire pour ne pas avoir l’impression de l’abandonner, de le trahir ? Ou ne pas me sentir coupable de ne pas aller le voir tous les jours ? Ne pas me sentir coupable de continuer ma vie quand la sienne n’a plus aucun sens ?
Entendre son père répéter qu’il veut en finir avec la vie depuis le début de cette maladie, mais en sachant très bien qu’il n’a plus les capacités pour le faire, c’est d’une tristesse innommable. Ce qui est encore plus triste, c’est que je prie chaque soir que son cœur arrête de battre. Qu’il parte enfin pour de bon.
Quels sont les beaux moments?
Est-ce que quelqu’un peut me dire quels sont les beaux moments ? Parce que moi, je n’en vois plus. Ma mère, mon frère et moi n’en voyons plus. Mais le plus important, c’est que lui n’en voit plus. Mais on n’a d’autre choix que de le laisser « pourrir » jusqu’à ce que son corps n’en puisse plus. Et on doit regarder sans rien dire. Et souffrir sans rien dire.
Si j’en avais le pouvoir, je le délivrerais de cette souffrance maintenant. Maintenant qu’il ne sait plus qu’il a des enfants et encore moins des petits-enfants. Il a d’ailleurs dit, au moment du diagnostic, que le jour où il ne se souviendrait plus de ses enfants, ce serait sa limite… ça semblait inconcevable pour lui. Ça semblait inconcevable pour moi aussi … et pourtant.
Maintenant qu’il ne sait plus lire ni même signer son nom. Maintenant qu’il ne sait plus ce qu’est une toilette et surtout à quoi ça sert, ce qu’est un lit, une fenêtre, un fauteuil. Il n’y a pas juste les souvenirs qui s’envolent, les objets et leur signification aussi, absolument tout disparaît de son cerveau. Là-bas, ils disent qu’il est triste et anxieux … on le serait à bien moins. Mais où sont les beaux moments ?
Il est trop tard pour mon père, on ne peut que continuer de prier le ciel qu’il vienne le chercher, enfin, et accepter qu’on ne sera plus jamais les mêmes après l’Alzheimer. Bien sûr, nous serons là jusqu’à la fin. Mais pour tous ceux à venir, laissez-les choisir de mourir dans la dignité, au moment qu’ils auront choisi. Aucune famille ne devrait connaître cette souffrance.
Andréanne Masson
Assistante certifiée en optométrie, présentement en congé de maternité
Val-d’Or
Source :
« Journal de Montréal » – 27.07.21