Je suis fille unique. Mon père était un grand et bel homme que j’admirais passionnément car je le trouvais non seulement intelligent mais surtout d’ un courage exceptionnel face à la souffrance physique qui ne l’ avait pas épargné ou à l’adversité quelle qu’ elle soit.
Il avait une grande autorité naturelle et bien que peu démonstratif, il était toujours bienveillant et très attentif. Malgré sa pudeur à montrer ses sentiments, j’étais sûre de son amour. J’étais très fière de lui en toute occasion et me sentais, grâce à sa force morale, en totale sécurité.
C’ était en 1981 , Il avait 69 ans et moi 39, lorsque très brutalement il a éprouvé des souffrances atroces et permanentes dans la région du dos. On a diagnostiqué un cancer du pancréas à un stade avancé. Sans parler de manger, il ne pouvait même plus avaler une cuillerée d’ eau… Il a été hospitalisé à l’hôpital Pasteur de Nice. C’était peu avant l’été et comme j’avais de longues vacances, début juillet, je suis venue de Paris à Juan Les Pins, après avoir quitté mari et enfants, pour rejoindre et épauler ma mère qui était accablée, très dépendante de mon père et incapable de se débrouiller le moindre peu sans lui.
Il est resté hospitalisé presque 2 mois. Nous allions le voir à Nice tous les jours. Dès le début nous avons été informées, de son état désespéré. Il y avait des métastases et bien qu’ il soit difficile d’ établir une durée de survie, il lui restait peu de temps à vivre. Le corps médical nous a proposé de lui dire qu’il avait une pancréatite aiguëe et qu’il fallait lui retirer le pancréas pour expliquer l’acte chirurgical qui a suivi et qui était en réalité une sympathectomie destinée à atténuer les souffrances qui résistaient à la morphine. Il pourrait ainsi, d’après eux, garder au moins l’ espoir de s’ en sortir … Et bien sûr, j’ étais dans une telle déroute que je pensais aussi que ce serait mieux …C’était très dur de devoir sortir de la chambre d’hôpital en catastrophe parce que je n’arrivais pas à retenir mes larmes, car il aurait tout compris, de ne pouvoir rester longtemps avec lui, parce qu’il me devenait impossible de lui cacher mon désespoir… De toute façon il savait parfaitement la vérité mais feignait de croire en sa guérison prochaine et arrivait même à plaisanter… Nous faisions des projets d’avenir. Nous jouions une comédie avec la complicité active des soignants.
Finalement, après la sympathectomie, l’hôpital l’a renvoyé à la maison pour une hospitalisation à domicile. J’ai compris plus tard qu’ils préféraient ne pas avoir à gérer une fin aussi terrible.
Pendant une dizaine de jours les douleurs se sont apaisées. Il avait l’air heureux d’être chez lui. Il pouvait même avaler quelques gorgées de compléments alimentaires et avait tous les jours des piqûres de morphine en plus des perfusions. Je me suis dit qu’il vivrait peut-être un peu plus longtemps et j’en étais absurdement presque contente, malgré le poids permanent de mon chagrin et le désir paradoxal que tout soit vite terminé pourqu’il ne souffre plus ! Mais la rentrée scolaire approchait et je ne savais pas combien de temps il lui restait à vivre … Les médecins disaient « peut-être plus d’un mois… »
Dès son retour chez lui, mon mari et les enfants étaient venus nous rejoindre. Les jours passaient et Il a bien fallu que nous partions.
Là, mon père a craqué pour la première fois de sa vie. Il s’ est accroché à mes mains en gémissant … J’ ai dû arracher ses mains des miennes pour pouvoir le quitter. Le cœur déchiré, Je l’ai abandonné à ses souffrances … Lorsque nous avons été partis , elles sont revenues, pires que jamais et il a hurlé de douleur pendant les 3 jours où il a survécu après notre départ. Ma mère était là, tétanisée, impuissante, avec sa sœur et une voisine. Elles se bouchaient les oreilles pour ne pas entendre ses cris qu’on entendait dans toute la rue ! … Je suis vite revenue. Il était agonisant et ne m’a pas reconnue … Quand il est mort il ressemblait aux déportés d’Auschwitz ! Je me disais qu’il avait eu une fin pire que ceux qui y étaient morts …Et aussi que, malgré notre grande affection réciproque et le bonheur qu’elle lui avait procuré, j’avais la certitude absolue qu’il aurait préféré ne jamais être né.
Je n’étais pas préparée pour une situation aussi terrible. J’étais désemparée, impuissante et affolée, sans soutien, car mon mari était démuni comme moi-même devant cette horreur, sans aucun conseil. Les infirmières ou les médecins qui se relayaient tous les jours à son chevet changeaient constamment et bien qu’apitoyés, restaient strictement dans leur rôle de soignants.
Le remords d’avoir eu la lâcheté de ne pas avoir mis fin à ses souffrances par n’ importe quel moyen ne m’ a jamais quitté. Je n ‘ai pas trouvé le courage de lui dire en le regardant dans les yeux qu’il était perdu et que je voulais bien l’aider à mourir puisqu’ il n’avait même plus la force physique de le faire lui-même. Il avait dit à un ami qui me l’a répété son désir de se suicider tant ses douleurs étaient atroces.
Mon père avait dit un jour, au début de sa maladie, quand il était en proie à cette terrible souffrance, et là j’ai compris qu ‘il savait tout : » On prétend que tous les hommes sont égaux devant la mort, mais ce n’est pas vrai ! »
J’ai assisté à la mort de nombre de ceux que j’aimais. Elles sont toutes différentes et singulières. Seule l’intensité de la souffrance et de l’angoisse leur donne une affreuse et insupportable inégalité.
Qu’on arrête de tenter de prouver avec de verbeux et interminables arguments philosophico religieux abscons que la grandeur de l’âme… que le respect sacré de la personne humaine… que les dérives qui pourraient suivre…Que les pays qui légaliseraient… blablabla blablabla !!!!. On s’en fout de la dignité et de la grandeur ! On s’en fout de tous ces beaux arguments ! Ne laissons plus nos êtres chers mourir de cette façon abominable ! Par pitié, aidons-les à mourir !
Claire Labrèque