De 2001 à 2002, trois lois clés ont été votées : la loi des droits du patient, la loi sur les soins palliatifs qui orchestre et finance les soins de fin de vie et la loi dépénalisant l’euthanasie donc sous certaines conditions.
« La souffrance individuelle est prise en compte dans la loi de 2002 sur l’euthanasie. Mais personnellement j’accorde aussi beaucoup d’importance à la souffrance de l’entourage. Je pense qu’on devra en tenir compte aussi mais à la condition que le patient en ait exprimé préalablement le souhait », nous dit Jacques Brotchi. Défenseur acharné de l’ouverture éthique en général, le neurochirurgien de renom, président honoraire du Sénat belge, nous parle de la loi sur l’euthanasie et de son évolution. En 2020 il publiait un ouvrage de vulgarisation sur ce thème crucial (*). Il a accepté aussi d’évoquer, brièvement dans un premier temps, la notion de « suicide assisté », autre volet de ce thème philosophiquement brûlant.
Vous soutenez de longue date l’euthanasie, dont vous restez l’un des plus fervents porte-drapeaux en Belgique.
Jacques Brotchi. Le pionnier en la matière, c’est le regretté Roger Lallemand qui dans les années 90 s’est battu pour faire voter cette loi en 2002. Pour moi l’important c’est le respect des convictions de chacun et de tout faire pour garantir à celles et ceux qui le souhaitent leur fin de vie dans la dignité et sans souffrance. C’est un peu ce que j’appelle la liberté de choisir sa fin de vie. C’est une liberté, un respect aussi de ceux qui disent : ne me parlez pas de ça, c’est contraire à mes convictions.
Je veux simplement expliquer ce que c’est et je donne de nombreuses conférences sur ce thème pour démystifier l’euthanasie et en expliquant qu’elle ne peut être appliquée que dans le cadre strict de la loi du 28 mai 2002, c’est à dire à la demande de la seule personne concernée. Il est évidemment hors de question qu’un membre de la famille demande l’euthanasie pour un de ses parents. Même dans le cadre de l’extension de la loi aux mineurs, il est hors de question que les parents aient cette possibilité. La demande doit venir de la personne concernée.
Comme je le dis dans mon livre, j’ai passé quarante-cinq années de mon existence à sauver des vies, à soulager la souffrance. J’ai lutté contre la mort avec des fortunes diverses, quand le scanner et l’imagerie par résonance magnétique n’existaient pas. À l’époque, on ne parlait pas de la qualité de la vie, mais seulement de la sauver à n’importe quel prix. Puis la notion d’acharnement thérapeutique est née. Parallèlement, des soins palliatifs de qualité se sont développés, dans le but d’épargner des souffrances aux malades. Certains ont préféré demander à leurs médecins d’abréger leur agonie, mais ces derniers ne pouvaient accepter, car pratiquer une euthanasie était alors puni par la loi…
En 2002, la Belgique franchit le pas…
En 2002, trois lois ont été promulguées, celle sur l’euthanasie du 28 mai 2002, le 14 juin une loi sur les soins palliatifs et le 22 août, toujours en 2002 sur les droits du patient. Ces trois lois sont importantes car se complètent et vont dans le sens aussi du droit du patient afin qu’il puisse profiter des progrès de la médecine pour éviter toute souffrance, et, pour ceux qui le souhaitent, de mourir dans la dignité. La loi sur les droits du patient stipule bien par exemple qu’un patient doit donner son accord quant au traitement qui lui est proposé. Je n’ai jamais opéré un malade sans lui expliquer les risques, avantages et inconvénients d’une opération. Cette loi sur les droits du patient permet aussi à ce dernier de déclarer qu’il refuse tout acharnement thérapeutique. Et bien sûr les soins palliatifs sont très importants. Tout malade qui le nécessite doit pouvoir avoir accès à des soins palliatifs de qualité. Or il n’existe pas de telles unités dans tous les hôpitaux, ni dans aucune séniorie je pense. Ce point est important et va également dans le sens du respect des convictions de chacun. Il n’y a pas d’opposition d’ailleurs entre les soins palliatifs et l’euthanasie. A un moment donné, si la souffrance n’est plus contrôlable, vous pouvez, si avez la clarté d’esprit, dire : maintenant je demande l’euthanasie.
Il est important que nous sachions que nous bénéficions de ces trois lois exceptionnelles en Belgique par rapport à ce qui se passe dans d’autres pays. Il y a aussi la loi du 15 mars 2020. Elle a modifié légèrement la loi de 2002 en disant que la déclaration anticipée d’euthanasie, qui préalablement était valable cinq ans, serait désormais valable pour une durée indéterminée. Par ailleurs toute déclaration anticipée d’euthanasie peut être modifiée ou retirée. C’est comme un testament, c’est la dernière version qui compte.
Que dire du contenu même de cette loi du 28 mai 2002 sur l’euthanasie ?
En Belgique, la loi de 2002 dit qu’il faut être atteint d’une maladie incurable, que la demande soit volontaire, réfléchie et répétée, endurer des souffrances physiques ou psychologiques inapaisables. Elle doit être pratiquée par un médecin sur une personne majeure ou mineure émancipée, capable et consciente au moment de sa demande. D’où l’intérêt de la déclaration anticipée, qui est pérenne depuis quelques mois. C’est délicat. Quand on avance en âge on peut additionner toute une série de maux qui, individuellement, ne sont pas majeurs mais qui, une fois réunis, permettent de répondre aux critères : insuffisance cardiaque, perte de la mémoire, impossibilité de se déplacer, facteurs de comorbidité… L’accumulation de certaines douleurs qui ne permettent plus un confort de vie, peuvent être prises en compte. Deux médecins différents doivent en témoigner et s’il est question de souffrance psychologique, il doit y en avoir trois dont un psychiatre. La loi belge est bien faite et respecte la liberté de l’individu. C’est comme un testament, il faut le respecter. On respecte les vœux en termes de biens monétaires ou sur la manière dont on souhaite être inhumé ou incinéré etc. De la même manière on doit respecter votre volonté de fin de vie. Il relève de notre liberté de décider de quelle manière nous souhaitons terminer notre vie.
Devenu sénateur en 2004, Jacques Brotchi présidera l’assemblée quinze ans plus tard et en est aujourd’hui président honoraire. Il pose ici dans l’hémicycle du Sénat belge devant son portrait réalisé par le peintre belge Ben Vanderick, présenté lors de la cérémonie en l’honneur du neurochirurgien, en septembre 2020. ©Ronald Dersin
En Belgique, l’euthanasie des mineurs, que vous avez également soutenue, a été légalisée plus récemment. La loi de 2002 a été remplacée par celle du 28 février 2014 qui s’étend spécifiquement à cette catégorie de la population. (Le patient mineur doit être « doté de la capacité de discernement et conscient au moment de sa demande ». La demande doit être formulée « de manière volontaire, réfléchie et répétée », et elle ne doit pas « résulter d’une pression extérieure ». Le patient doit se trouver « dans une situation médicale sans issue, être l’objet de souffrance physique constante et insupportable qui ne peut être apaisée et qui entraîne le décès à brève échéance, et qui résulte d’une affection accidentelle ou pathologique grave et incurable ».) La souffrance psychique n’a néanmoins pas été retenue pour les mineurs. Qu’en penser ?
Pour les mineurs, on n’accepte que la souffrance physique car la souffrance psychique est très compliquée et délicate à évaluer. Et, le temps qu’on arrive à un diagnostic qui peut prendre des mois ou des années, le mineur sera devenu majeur. Il faut aussi que le mineur ait une faculté de discernement qui doit être confirmée par des pédopsychiatres, neuropsychiatres et autres. Un enfant de 4 ou 5 ans ne va pas demander à être euthanasié. Je soutiens l’opération Télévie depuis sa création et j’ai été impressionné par la maturité de ces jeunes souffrant de leucémie et témoignant sur le plateau de RTL. J’ai également rencontré dans ma carrière des cas extrêmement douloureux. J’ai connu des enfants qui étaient atteints d’une tumeur dans le cervelet, étaient opérés, recevaient une radiothérapie, étaient réopérés, avaient une chimiothérapie, ensuite connaissaient une nouvelle récidive, une nouvelle chimio, etc… A l’âge de 12 ou 13 ans, ces enfants qui ont vécu tant d’épreuves ont acquis une maturité exceptionnelle refusant tout traitement et demandant « qu’on les endorment ». C’est ce qu’on a appelé la faculté de discernement. Mais depuis que la loi a été votée en 2014, nous n’avons eu en Belgique que quatre cas d’euthanasie de mineurs. Ce sont des ados qui sont passés par une série d’épreuves douloureuses au fil des ans qui y ont eu recours. J’ajouterai que les parents ne peuvent pas demander l’euthanasie pour leurs enfants mais ils doivent donner leur accord. On respecte les convictions individuelles mais pas celles d’autrui. C’est une décision qui doit rester totalement personnelle. Cela permet d’éviter toute forme d’eugénisme.
Je connais bien Jacques (Bredael). Je partage son avis quand il dit « ne pas pouvoir supporter qu’on lui torche le derrière ». Cette situation est celle d’une dégradation mentale observée dans certaines démences et bien sûr elle n’est pas conforme à un désir de mourir dans la dignité. Elle peut rentrer dans le cadre d’une maladie incurable source de souffrances psychiques et compatible avec la loi de 2002.
Quel regard portez-vous sur la notion même de « suicide assisté » (tel qu’il serait pratiqué en Suisse, même si l’appellation semble discutable), que réclame notamment, depuis un certain temps, une personnalité médiatique comme Jacques Bredael ? Dès le moment où l’on contrôle les naissances, il peut paraître logique, philosophiquement parlant, qu’on commence à maîtriser de plus en plus la fin de vie au sens à la fois large et plus individuel du terme.
Je connais bien Jacques et compte en parler encore avec lui. Je partage son avis quand il dit « ne pas pouvoir supporter qu’on lui torche le derrière ». Cette situation est celle d’une dégradation mentale observée dans certaines démences et bien sûr elle n’est pas conforme à un désir de mourir dans la dignité. Elle peut rentrer dans le cadre d’une maladie incurable source de souffrances psychiques et compatible avec la loi de 2002.
Par contre la question du suicide assisté en dehors du contexte de la loi de 2002 est illégale en Belgique. De plus il faut distinguer le suicide médicalement assisté du suicide assisté sans présence d’un médecin. La loi belge n’indique pas comment doit se pratiquer l’euthanasie. Elle peut se faire par voir orale comme par voie veineuse mais toujours en présence d’un médecin. Dans 98% des cas, les patients optent pour la voie veineuse. Le choix de la voie orale reste exceptionnel. Le médecin présent veillera à ce que le patient s’endorme dignement et sans souffrance. En Suisse, le suicide, qu’il soit médicalement assisté ou non, répond aux mêmes conditions que la loi belge de 2002 concernant l’euthanasie. Mais la présence d’un médecin n’y est pas requise, elle relève du choix du patient. Il s’agit dans ce dernier cas d’un suicide qui n’est pas médicalement assisté. Personnellement je ne suis pas favorable à cette dernière formule que je considère comme une forme d’abandon du patient. Je considère en revanche que le suicide médicalement assisté est, de fait, une forme d’euthanasie. Mais il doit être conforme aux conditions de la loi de 2002.
Vous aviez prôné il y a plusieurs années déjà la possibilité d’installer, sur une base volontaire, une puce dans le corps d’un patient contenant son dossier médical. Cela avait choqué certains esprits à l’époque. Est-ce plus que jamais d’actualité pour vous ?
J’y avais pensé à l’époque où on ne parlait pas de dossier médical unique mais aujourd’hui les mentalités ont évolué. Le patient qui est suivi dans un hôpital X et a un accident dans une autre zone du pays est conduit en ambulance dans l’hôpital Y le plus proche de la zone de l’accident. Même si certains hôpitaux belges sont organisés en réseaux, les recherches digitales peuvent prendre du temps. Et l’établissement où est amenée la personne accidentée peut ignorer si le patient est diabétique ou épileptique par exemple, s’il prend des anticoagulants, etc. Le patient peut être inconscient, on peut ne pas pouvoir joindre les proches immédiatement. Ceux-ci d’ailleurs peuvent ne pas avoir tout le dossier médical de la personne blessée en tête ou à portée de main. A mon sens, le dossier devrait être immédiatement accessible pour tous les soins urgents dans le pays. Ce devrait être valable aussi à l’étranger. C’est une question de liberté individuelle. C’est à chacun de prendre la responsabilité de l’accès aux données sur son état de santé, notamment en cas de problème de santé à l’étranger. Aux États-Unis certaines firmes ont développé une puce de la taille d’un grain de riz, placée sous la peau, entre deux doigts. Il faut que les hôpitaux soient équipés d’un lecteur bien sûr sinon tout cela ne sert à rien. Il y a encore peu d’hôpitaux équipés. Au niveau du réseau de santé bruxellois existe le système Abrumet qui permet aux médecins des divers hôpitaux de consulter le dossier des patients qui s’y sont inscrits sur une base volontaire. En Belgique, la carte d’identité suffirait en principe. On peut mettre déjà pas mal de choses sur la puce de notre carte d’identité, on pourrait notamment y insérer les données médicales de base, avec notre accord toujours et dans le respect de la protection des données et de la vie privée. Ce système de carte d’identité, avec des codes de protection, devrait devenir international. On devrait un jour avoir un dossier médical européen unique.
La crise sanitaire a-t-elle pu ouvrir les esprits dans ce sens.
On peut toujours tomber malade à l’étranger et il est d’autant plus important, dans le contexte de pandémie notamment, que l’on sache quand un patient est atteint de comorbidités. Les patients quel que soit leur âge qui sont des cibles qui se retrouvent aux soins intensifs. Surtout s’ils ne sont pas vaccinés. Chacun peut partir à l’étranger muni de son dossier médical, ça fait partie de la loi du 22 août 2002. Tout patient peut demander à en obtenir une copie. Ça pourrait aussi figurer sur la carte d’identité sous une forme informatisée. Cela diminuerait en tout cas la charge administrative des médecins généralistes.
Les causes purement psychiques représentent à peine 2 % des cas. Parmi les causes physiques, on trouve en première ligne les cancers qui sont de loin la cause la plus importante. Viennent ensuite, les poly pathologies – combinaison de toute une série de problèmes cardiaques, moteurs, visuels… qui engendrent une perte d’indépendance, un sentiment de déchéance.
Sur la carte d’identité par exemple pourrait également figurer la déclaration d’euthanasie, que vous préconisez depuis plusieurs années?
J’ai en tout cas pour ma part fait une déclaration anticipée d’euthanasie si je devais être atteint d’une maladie incurable avec des souffrances physiques et ou psychiques sans issue médicale ne me permettant pas de quitter notre monde dans la dignité. Elle a été déposée à la commune, un exemplaire est remonté au département fédéral de la Santé publique et a été inséré sur la puce de ma carte d’identité. Si je devais être conduit inconscient aux urgences d’un hôpital, ma volonté serait lisible par le personnel des urgences.
La déclaration anticipée requiert deux témoins en-dehors du cercle familial, qui puissent attester de votre parfaite connaissance de la décision que vous prenez. Il est utile de choisir une ou plusieurs personnes de confiance, plus jeune(s) de préférence. Ces personnes devraient en être également informés et pourraient, si vous êtes isolé, que votre conjoint est décédé par exemple, veiller à ce que vos demandes soient respectées.
Rien n’empêche qu’il y ait là un membre de votre famille mais il faut en tout cas que le moment venu personne ne puisse être soupçonné d’un quelconque intérêt, matériel ou autre, à votre fin de vie d’où l’importance d’avoir parmi les personnes de confiance, une qui n’a aucun lien familial avec vous.
269 euthanasies ont été pratiquées en 2003, les chiffres progresseront ensuite pour se stabiliser ces dernières années autour de 2400 euthanasies par an. Quelle a été l’évolution de l’application de la loi sur l’euthanasie ces dernières années, en termes de chiffres et de profil des patients notamment ?
A partir de 2015, on a franchi la barre des 2000 cas par an. En 2019 on a connu un pic à 2656 cas pour redescendre à 2444 en 2020. Quant au profil des patients, ce sont en grande majorité des personnes entre 70 et 90 ans.
Que dire des pathologies qui sont invoquées. Ce sont les causes physiques qui dominent ?
Les causes purement psychiques représentent à peine 2 % des cas. Parmi les causes physiques, on trouve en première ligne les cancers qui sont de loin la cause la plus importante. Viennent ensuite, les polypathologies – combinaison de toute une série de problèmes cardiaques, moteurs, visuels… qui engendrent une perte d’indépendance, un sentiment de déchéance. Il s’agit de personnes qui se trouvent dans une situation médicale sans issue avec une souffrance constante et ne voient plus de sens à leur existence. Par exemple des personnes âgées qui pâtissent d’une accumulation de troubles cités ci-dessus auxquels s’ajoutent des douleurs rhumatismales par exemple, engendrant une perte d’indépendance et de dignité. Ces personnes sont en droit de formuler une demande écrite ou verbale, et surtout réfléchie et répétée. Viennent ensuite les maladies du système nerveux au sens large pour moins de 10%.
Les maladies neurodégénératives cérébrales du type Alzheimer sont-elles prises en compte ?
J’avais déposé, à l’époque de mon activité sénatoriale, une proposition de loi dans ce sens à la condition qu’il y ait de la part du patient une demande anticipée dans laquelle il précise que s’il devait être atteint d’une telle maladie et arriver à un stade où, par exemple, il ne reconnaîtrait plus son entourage, il souhaite subir une euthanasie. Certaines personnes tiennent à ne pas laisser cette image comme souvenir à leurs proches qui souffrent de les voir dans cet état de déchéance. Cela relève aussi du droit de mourir dans la dignité. Malheureusement ma proposition n’a pas été discutée en commission car on était en plein débat sur l’extension de la loi de 2002 aux mineurs.
En Belgique, quelques années après la loi de 2002, le Conseil national de l’Ordre des médecins a introduit une nuance supplémentaire au serment d’Hippocrate, que tout médecin diplômé prononce : non seulement le médecin doit se battre pour sauver la vie, mais il respectera la dignité humaine.
Est-ce qu’une crise sanitaire du type de celle que nous vivons aujourd’hui peut avoir un impact sur les demandes d’euthanasie ?
Ce pourrait être le cas mais nous n’avons pas encore suffisamment de recul, pas encore de statistiques, pour l’avancer. De nombreux malades sont décédés dans un hôpital sans accompagnement familial ou funéraire pour des raisons sanitaires. Il est vrai que cette situation fera peut-être réfléchir et pourrait engendrer une réflexion accrue sur la fin de vie et une demande plus importante de déclarations anticipées d’euthanasie, mais ce, toujours dans le cadre de la loi de 2002 bien sûr. Il faut être dans une situation médicale sans issue. Or arrivent enfin des médicaments traitant certains symptômes de cette pandémie. Nous manquons de recul pour répondre à votre question.
La loi sur l’euthanasie est appelée à évoluer encore. Dans quel sens selon vous ?
En Belgique, quelques années après la loi de 2002, le Conseil national de l’Ordre des médecins a introduit une nuance supplémentaire au serment d’Hippocrate, que tout médecin diplômé prononce : non seulement le médecin doit se battre pour sauver la vie, mais il respectera la dignité humaine. Cela n’existait pas quand je suis devenu médecin en 1967 et ça confirme l’évolution des mentalités. Le changement s’est opéré et s’est traduit par la loi du 15 mars 2020 qui a rendu perenne la déclaration anticipée, qui a aussi réservé la clause de conscience aux médecins seuls et non aux établissements où ils professent et enfin qui oblige tout médecin qui refuse de pratiquer une euthanasie (ce qui est son droit), de transmettre dans les cinq jours le dossier médical de son patient à un autre médecin ou une autre équipe médicale ouverte aux demandes d’euthanasie.
« Tout médecin peut refuser une demande d’euthanasie en faisant valoir sa clause de conscience mais alors il est tenu de transmettre le dossier à une autre équipe. »
Que dire des médecins qui refusent de pratiquer l’euthanasie ?
Tout médecin peut refuser une demande euthanasie en faisant valoir sa clause de conscience mais alors il est tenu de transmettre le dossier à une autre équipe. La loi du 15 mars 2020 précise qu’il doit transmettre au patient ou à son entourage le nom d’un confrère ou d’un centre pratiquant l’euthanasie, ce dans les cinq jours désormais. Légalement aucune clause écrite ou non écrite ne peut empêcher un médecin de pratiquer une euthanasie dans les conditions légales. Un établissement n’a pas le droit d’empêcher un médecin de pratiquer une euthanasie dans le cadre de la loi de 2002. La cause de conscience est donc un élément qui concerne uniquement le médecin et dont les institutions ne peuvent pas se prévaloir.
La souffrance individuelle est prise en compte dans la loi de 2002 sur l’euthanasie. Mais personnellement j’accorde aussi beaucoup d’importance à la souffrance de l’entourage. Je pense qu’on devra en tenir compte aussi mais à la condition que le patient en ait exprimé préalablement le souhait.
Vous évoquez aussi l’inclusion possible parmi les critères justifiant une euthanasie, des maladies neuro-dégénératives du type Alzheimer.
Je souhaiterais en effet qu’on puisse légiférer sur les maladies neurodégénératives au sens large, et pas seulement Alzheimer. Certaines sont déjà prises en compte comme la sclérose latérale amyotrophique ou maladie de Charcot, qui peut engendrer la perte de l’usage des membres, voire de la déglutition – vous pouvez même en mourir étouffé. Tout ceci bien sûr à la condition que la demande vienne du patient seul. Elle ne peut en aucun cas, il faut le redire, émaner de l’entourage. Il pourrait y avoir des conflits de succession etc ou autres problématiques sous-jacentes. Il est hors de question qu’une personne extérieure puisse intervenir dans une telle démarche.
Vous parlez de la souffrance des proches, qui devrait, dites-vous, être davantage prise en considération
La souffrance individuelle est prise en compte dans la loi de 2002 mais personnellement j’accorde aussi beaucoup d’importance à la souffrance de l’entourage. Si je me trouve dans un état de déchéance mentale telle que je deviens un étranger avec lequel plus aucun contact n’est possible, c’est la famille qui est éprouvée. Je pense qu’on devra en tenir compte aussi mais à la condition que le patient en ait exprimé préalablement le souhait.
Récemment un pays comme l’Espagne, très catholique, vient de voter une loi dépénalisant l’euthanasie. A contrario, la France, qui a la laïcité dans sa constitution interdit l’euthanasie. Il faut donc tempérer cette question de l’impact de la religion sur ces décisions.
Comment améliorer encore l’encadrement dans les décisions, si nécessaire ?
En expliquant dans des termes simples les trois lois de 2002 et celle de 2020. En organisant des colloques et séminaires sur le sujet, en abordant les questions éthiques majeures. Il est nécessaire que le personnel soignant mais aussi la population intéressée puisse être informée correctement. L’ADMD – Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité – peut répondre à toutes les questions et il ne faut pas hésiter à la contacter.
En dehors des dictatures, je dirais, pour synthétiser les choses, que ce sont, dans de nombreux pays, les anti-IVG qui sont les plus réfractaires à l’euthanasie.
Les freins à l’euthanasie émanaient traditionnellement de publics plus « religieux », plus « traditionalistes » en tout cas. Est-ce aujourd’hui un cliché, forcément réducteur ?
Il est évident que toutes les religions, que ce soit le catholicisme, judaïsme ou l’islam sont opposées à l’euthanasie. Cependant il faut tenir compte de la séparation entre « l’Église » et l’État, dans nos pays occidentaux en tout cas. Récemment un pays comme l’Espagne, très catholique, vient de voter une loi dépénalisant l’euthanasie. A contrario, la France, qui a la laïcité dans sa constitution interdit l’euthanasie. Il faut donc tempérer cette question de l’impact de la religion sur ces décisions. En Belgique l’importance de la religion catholique ne nous a pas empêchés de promulguer ces lois. Il y a d’autres facteurs culturels.
Qui sont les plus farouches opposants aujourd’hui à l’euthanasie ?
En dehors des dictatures, je dirais, pour synthétiser les choses, que ce sont, dans de nombreux pays, les anti-IVG.
Dans quels pays y est-on le plus réfractaire ? On imagine que certains États conservateurs des États-Unis tarderont à s’y mettre…
Oui, et dans les pays anti-IVG comme la Pologne et la Hongrie. Par contre il est intéressant de savoir que dans un pays profondément catholique comme l’Italie, l’idée est en train de faire son chemin.
Avez-vous le sentiment que désormais, en Belgique, ce principe est acquis et compris par une majorité de la population ?
Il y aura toujours des opposants, des associations qui essaieront de militer contre l’euthanasie. Ce sont les mêmes en général qui s’opposent à l’IVG, aux mères porteuses etc. Mais je ne leur accorderais pas beaucoup d’importance.
La Belgique reste-t-elle aujourd’hui dans le peloton de tête des pays européens en matière d’éthique ?
Évidemment.
Quels sont les « cas » d’euthanasie qui ont particulièrement retenu votre attention, soit à travers l’émotion qu’ils ont pu vous inspirer, soit par la spécificité et la rareté de leur profil ?
Nous sommes en 2003 quand j’opère un patient d’un glioblastome, la tumeur cancéreuse la plus agressive du cerveau. Nous savons que malgré la radiothérapie et la chimiothérapie complémentaires, la tumeur récidivera dans les 12 mois en moyenne. Je lui dis la vérité afin qu’il « mette ses papiers en ordre ». Il me demande alors de respecter sa déclaration anticipée d’euthanasie le jour où la tumeur repoussera et engendrera des déficits neurologiques irrémédiables tels une paralysie de son hémicorps gauche. Les mois suivant l’opération se déroulent bien, il reprend ses occupations professionnelles et sa vie familiale est heureuse. Je garde des contacts avec lui qui deviennent quasi amicaux. Un midi, je reçois ton appel téléphonique : « Jacques, depuis hier j’ai du mal à commander mon bras et ma jambe gauches. Je pense que mon glioblastome repousse. Je fais ma valise et j’arrive ». Je l’hospitalise le jour même et malheureusement la résonance magnétique confirme l’extension de la tumeur dans une zone inopérable. Mon ami me rappelle ma promesse de respecter ses convictions. Bien sûr, je réunis mon équipe médicale et mes infirmières. Nous contactons l’équipe médicale en charge des soins palliatifs et de la fin de vie afin d’étudier le dossier tous ensemble. Nous nous trouvons dans une situation qui répond aux conditions de la loi de 2002 avec une hémiplégie à court terme, une déchéance physique, une souffrance psychique telles que toute l’équipe marque son accord. Je le confirme à mon patient et ami, à son épouse et ses deux filles qui demandent à lui dire au revoir avant le geste prévu le lendemain. Rendez-vous est pris. Nous leur laissons l’intimité d’un au revoir poignant mais heureux car leur époux, leur père s’endormira sans souffrance, sans déchéance, dans la dignité, tel qu’il l’aura voulu dans son testament de fin de vie. Depuis, j’ai gardé des contacts avec cette famille admirable qui, chaque année, m’écrit en termes émouvants pour la nouvelle année.
La famille assiste-t-elle en général à l’étape finale ?
La plupart du temps, non. Elle fait ses adieux dans l’intimité et puis se retire dans le couloir. Tout cela se fait dans la plus grande humanité bien sûr. La famille prend le temps qu’elle souhaite, à Érasme, le service spécifique s’organise pour répondre aux vœux du patient qui peut souhaiter partir au son d’une musique de son choix, ou dans une ambiance olfactive qu’il a aussi choisie… Tout cela est naturellement poignant mais se fait dans la plus grande dignité. Personnellement j’ai assisté mes patients qui ont fait ce choix mais c’est bien sûr l’équipe ad hoc qui se charge de l’acte proprement dit. Inutile de préciser qu’eux seuls évidemment ont accès aux produits liés et conservés sous clé.
Une fois encore, je soulignerai ceci avant tout : l’euthanasie est une liberté. Nous avons la chance de vivre dans un pays où les choix personnels, spirituels, philosophiques, religieux sont respectés, qu’il s’agisse de cérémonies funéraires, de méthodes d’inhumation ou de fin de vie au sens large.
Sujet à lire dans la rubrique « Paroles d’expert », Paris Match Belgique, édition du 17/02/22
(*) Professeur émérite de l’ULB, chef de service honoraire de neurochirurgie à l’hôpital Érasme, Jacques Brotchi a présidé, de 2005 à 2009, la Fédération Mondiale des Sociétés de Neurochirurgie. Devenu sénateur en 2004, il présidera l’assemblée quinze ans plus tard et en est aujourd’hui président honoraire.
« Dis, c’est quoi l’euthanasie », de Jacques Brotchi, préface de Guy Haarscher. Ed Renaissance du livre. 2020.
Source :
« Paris-Match Belgique » 17.02.22