«En somme, le système de santé est là pour faire vivre le plus longtemps possible les personnes âgées», résume l’auteur Philippe Beaudoin
Ma mère a 91 ans. Et elle est fatiguée de vivre. Elle nous le dit tous les jours, de diverses façons : « si j’étais un petit oiseau, je m’envolerais loin, loin, pour ne plus revenir » ; « tous les soirs, je supplie Marcel (notre papa) de venir me chercher » ; « le bon Dieu m’a oubliée » (elle qui n’est pas plus croyante qu’il n’en faut). Et comment ne pas compatir !
Elle a en effet perdu tout ce qui peut la rattacher à la vie : sa vue (elle qui a toujours adoré lire) ; sa dextérité (perdant du coup plusieurs de ses passions, de la couture à la broderie, du tricot à la cuisine, de la peinture à la courtepointe) ; le goût (elle qui aimait tellement les petits plats bien cuisinés) ; l’usage peu à peu de ses jambes ; de grandes difficultés pour s’habiller, se coiffer, se laver (elle qui a toujours été si fière de son allure).
À cela s’ajoutent de l’incontinence (pour sa plus grande confusion et humiliation) et un système digestif complètement déglingué. Son cœur fait des siennes, sa pression aussi, le diabète s’est mis de la partie, sans compter tout plein d’autres maux désagréables. Heureusement, elle est lucide… mais, étant donné l’état de son corps, on se demande si le contraire ne serait pas mieux.
Fatiguée de vivre, vous dites ? Qui ne le serait pas dans ces conditions ? Mais le système de santé étant ce qu’il est, on pousse ces pauvres personnes âgées qui n’en peuvent plus de vivre à vivre encore plus longtemps. Encore plus misérablement. On les gave de médicaments, on leur fait faire des exercices qu’ils ne peuvent ou ne veulent plus faire, on les accroche à des marchettes, on leur met des couches (non, non, c’est vrai, il faut dire culotte d’incontinence… quel euphémisme !), on les fait manger de force, on les lave (quand il y a du personnel pour le faire), on tente de les faire rire. Rires jaunes.
Et si, au moins, on leur offrait des services adéquats et des milieux de vie agréables et sécuritaires ! Mais nullement ! Ainsi, dernièrement, ma mère a été hospitalisée. Nouveaux heurts avec le système de santé : la médecin qui change la médication sans préavis (et, on s’en doute, sans même consulter le médecin de famille), avec des incidences sur le bien-être de ma mère ; plainte pour trois incidents de maltraitance ; bouffe de type bouillie pour chats ; personnel surchargé, fatigué par deux années de pandémie, qui surnage dans tout cela. Et ce, dans un hôpital vétuste, mal organisé, sale et ayant, me dit-on, l’une des pires réputations au Québec.
Et nous voici deux mois plus tard (et un changement d’hôpital, beaucoup mieux). Ma mère, toujours aussi fatiguée de vivre, ne pouvant survivre qu’entourée de soins (que seuls des professionnels peuvent lui donner), doit aller en unité de soins. Or, depuis plusieurs années, elle réside dans une résidence pour aînés (ces fameuses RPA du secteur privé). La sienne : un endroit en constante désorganisation, au grand roulement de personnel, une bouffe exécrable nullement adaptée à la santé fragile des personnes âgées. Et si, encore, nous avions le choix : mais non, le marché régional est quasi dominé par une seule entreprise !
Aucune place n’étant disponible dans le public, on doit donc se rabattre sur l’unité de soins de cette RPA où réside ma mère. On la visite. Non, mais quelle honte : ce n’est que désuétude, saleté (murs et planchers), salle à manger frisant l’insalubrité, chaises défoncées, mauvaise odeur. Le prix : 5300 $ par mois, rien de moins ! Non, hors de question, notre mère n’ira pas là ! Mais que faire : pris en otage, nous n’avons aucune autre possibilité… rien de rien. Nous tombons de Charybde en Scylla !
On a proposé à notre mère de la déménager à Montréal, où nous sommes trois de ses sept enfants à vivre, mais elle ne veut pas (on la comprend). Reste à convaincre la RPA de fournir des soins à sa chambre actuelle, avec de l’aide du CLSC, qui ne peut rien garantir tellement les listes d’attente sont longues. Bref, du bricolage pour demeurer dans une RPA qui ne vaut pas grand-chose. Mais qui demeure notre seul « choix »… Quelle ironie !
En somme, le système de santé est là pour faire vivre le plus longtemps possible les personnes âgées. Sans avoir, toutefois, les moyens de leur offrir des milieux de vie décents. Vieillir dans la décence, vous dites ? Non, vieillir dans la déchéance, tel est le constat !
Ma mère veut tout simplement partir…
Commentaire d’Yvon Bureau, membre du comité d’honneur du Choix :
Des ressources appropriées, en plus que suffisance.
Oui. Oui. Et au plus tôt. Philippe, je partage votre tristesse et votre énorme déception.
De nos jours, on peut vivre longtemps, très longtemps, même très très longtemps.
On peut aussi être malade, très malade, infiniment malade.
On peut même mourir longtemps, très longtemps, infiniment longtemps.
Compte tenu de sa situation, du contexte, de ses valeurs, de ses croyances, de sa dignité, de son sens, à chacun d’être respecté dans ses refus et dans ses choix éclairés et libres. Sa dignité en dépend.
Source :
« Le Devoir » – Philippe Beaudouin – 14.05.22