S’éteindre dans son lit ou périr au champ d’honneur, partir entouré de ses proches ou pardonné de ses péchés… La définition du « bien mourir » fluctue en fonction des époques et s’imprègne des enjeux contemporains. Jusqu’aux débats actuels, qui opposent partisans de l’aide active à mourir à ceux qui soutiennent les soins palliatifs.
« Presque toujours, quand on lui annonçait que telle personne était morte promptement et sans souffrir, il demandait aux dieux pour lui et pour les siens une semblable euthanasie – c’est le propre terme grec dont il avait coutume de se servir. » Auguste, dont Suétone rapporte les propos dans Vies des douze Césars, voit son vœu exaucé. Il meurt à 75 ans, d’une mort vraisemblablement naturelle, paisible, rapide et presque sans douleur, entouré de ses proches – la définition même de l’ « euthanasie », une expression signifiant « bonne mort », que l’empereur romain emprunte au grec ancien.
Deux mille ans plus tard, nombreux sont ceux qui pourraient reprendre à leur compte les paroles du premier empereur romain. Le débat sur ce qui peut et doit être fait pour accompagner les derniers moments, rouvert récemment avec l’annonce d’une convention citoyenne sur la fin de vie, qui commencera ses travaux le 9 décembre, oppose les tenants d’une aide active ou passive à mourir (le sens contemporain du terme « euthanasie ») et les promoteurs des soins palliatifs (visant à soulager les souffrances physiques et psychiques des patients jusqu’à la mort). Ces deux approches, si elles divergent sur les modalités et les finalités des soins apportés aux mourants, partagent pourtant un même espoir : celui d’une mort sereine et pacifiée.
« L’archétype de la bonne mort contemporaine, c’est une fin de vie qui soit sans souffrance, sans douleur, entourée et apaisée », confirme Michel Castra, professeur de sociologie à l’université de Lille et auteur de Bien mourir. Sociologie des soins palliatifs (PUF, 2003). « Cet archétype se décline du côté de l’euthanasie volontaire par la suppression de l’agonie, et du côté des soins palliatifs par la maîtrise des techniques de lutte contre la douleur, pour adoucir l’agonie », poursuit le sociologue.
Or « adoucir » l’agonie, c’est déjà presque en faire l’économie – puisque le terme lui-même est irrémédiablement imprégné de souffrance physique et morale. Hérité du grec ancien agôn (« l’assemblée » réunie pour les jeux, et par extension l’affrontement, le combat, la lutte), devenu agônia (l’angoisse, la lutte mentale), le terme a été repris en latin par les auteurs chrétiens pour désigner l’angoisse et l’appréhension du Christ priant au Jardin des oliviers la nuit précédant son arrestation et le début de la Passion. Synonyme d’extrême souffrance précédant la mort, l’agonie s’efface aujourd’hui devant l’expression « fin de vie ».
Ce remplacement progressif peut paraître tout naturel, comme la conséquence logique d’un désir millénaire : celui de s’épargner les souffrances des derniers moments. Un désir que la médecine moderne serait désormais en mesure de combler. Amorcée par les travaux fondateurs de Philippe Ariès et de Michel Vovelle dans les années 1970, l’histoire des attitudes face à la mort nous apprend pourtant qu’il n’en est rien, et que chaque époque a forgé ses propres attentes face à ce moment particulier de la vie.
Si notre sensibilité contemporaine nous conduit ainsi à désirer une mort douce et soudaine, tel n’était pas le cas aux XVIIe et XVIIIe siècles, détaille Régis Bertrand, professeur émérite d’histoire moderne à Aix-Marseille Université : « La très mauvaise mort à l’époque moderne, aux yeux tout au moins du clergé et vraisemblablement des fidèles, c’est soit la mort solitaire, soit la mort qui survient durant le sommeil. » Une conception qui transparaissait dans la prière « De la mort subite et imprévue, délivrez-nous, Seigneur ».
Un mauvais moment à passer
Preuve de cette constante transformation, la position d’Auguste, aux commencements de notre ère, témoigne déjà d’une évolution au sein des mondes grec et romain. C’est ce que souligne Reine-Marie Bérard, chercheuse au CNRS et spécialiste de la mort dans la Grèce antique : « Cette espérance formulée d’une mort douce et apaisée dissone par rapport à toute une tradition philosophique, notamment épicurienne et stoïcienne, qui affirme que la mort n’est rien et qu’elle n’est pas à craindre, quelle que soit la forme qu’elle prend. »
Pour les Grecs de l’époque classique, en effet, le royaume d’Hadès est un monde souterrain sombre et triste où même les héros et les rois n’ont qu’une existence misérable. « La bonne ou la mauvaise mort ne s’évalue pas en fonction de la vie que l’on espère dans le monde d’après, mais en fonction du rôle que l’on a joué dans le monde terrestre », précise l’archéologue. Et si dans l’Iliade, le roi Priam, en conversation avec son fils Hector, oppose la mort pitoyable du vieillard à la mort héroïque du jeune homme à la guerre, cette extrême valorisation de la mort au combat – la « belle mort » par excellence, signe de dévouement de l’individu envers le groupe – est le reflet d’enjeux hautement politiques : on y lit en filigrane un moyen d’inciter les jeunes gens à ne pas hésiter à se sacrifier pour la défense de la cité.
De la même manière, pour Lucrèce ou Sénèque, persuadés que l’âme ne survit pas après la mort, l’agonie n’est qu’un mauvais moment physique à passer. Il est considéré indigne de l’homme de bien, en contrôle de lui-même, de se débattre, de s’accrocher à la vie et de refuser de mourir quand l’heure est venue. « La bonne mort est donc la mort digne, soit qu’elle vienne naturellement en douceur, soit que l’on aille à sa rencontre par la mort volontaire », explique Reine-Marie Bérard.
Car si, à l’époque archaïque, qui précède la période classique, marquée par l’apogée d’Athènes, le suicide est un sacrilège (le destin de chacun étant perçu comme la propriété des dieux ou de la cité), avec le temps, les récits de morts volontaires se font de plus en plus nombreux dans les sources antiques, en particulier à l’époque romaine. Les empereurs Hadrien ou Marc Aurèle envisagent ce choix aristocratique par excellence par lequel l’individu se rend maître de son sort, pour s’éviter les souffrances d’une maladie incurable – parfois avec l’aide de médecins, malgré le célèbre passage du serment d’Hippocrate interdisant de telles pratiques. Ainsi s’en va l’aristocrate Tullius Marcellinus, frappé par une longue et lourde maladie, qui choisit de se laisser mourir d’inanition, rapporte Sénèque : « Il n’eut pas besoin de fer, d’effusion de sang : il s’abstint trois jours de nourriture. Il fit dresser dans sa chambre une tente à baignoire ; puis on apporta la baignoire même où il resta longtemps couché. L’eau chaude qu’on y versait de temps à autre le fit insensiblement défaillir (…). »
Si la mort n’est rien, et si la devancer en cas de maladie incurable est de plus en plus toléré, pourquoi Auguste appelle-t-il de ses vœux une mort douce et paisible ? Selon Reine-Marie Bérard, il faut surtout voir dans cette espérance la continuité de stratégies politiques mises en œuvre de son vivant. « Une mort douce, qui pouvait être perçue comme emblématique de son règne qui inaugure la pax romana [période de prospérité et de relative accalmie de l’Empire, aux Ier et IIe siècles de notre ère], lui offrait une dernière occasion de mettre en scène sa légitimité », analyse la chercheuse. Avant de poursuivre : « Sans doute était-ce donc moins qu’il avait “peur” d’une mort violente ou du suicide, parce qu’il aurait eu peur de mourir dans l’absolu, mais plutôt qu’il avait “besoin” d’une mort douce pour achever le travail d’une vie », relève l’archéologue.
Pénitence et confession
Si le souhait d’éviter l’agonie était ainsi déjà présent dans les sociétés antiques, celui-ci répondait à de tout autres motivations que les nôtres. Quelques siècles plus tard, la « fin de vie » prend un sens bien différent dans l’Occident médiéval.
Avec la diffusion du christianisme, le moment de la mort notamment, par lequel l’âme est libérée du corps, correspond désormais à la « vraie naissance » et à la possibilité du salut. Conscients de leur grande fragilité biologique, à une époque où la mortalité infantile et épidémique est considérable, les contemporains craignaient ainsi moins la mort elle-même que ses conséquences, c’est-à-dire ses implications concernant leur place dans l’au-delà. Car juste après la mort se tient un premier jugement (« individuel ») de l’âme, avant que ne prenne place le Jugement dernier, jugement collectif celui-ci, à la fin des temps : dans l’intervalle, depuis le XIIe siècle (et chez les seuls catholiques à partir de la Réforme), les âmes « patientent » au purgatoire.
Dans cette culture médiévale et moderne, la mort est un passage qui se vit donc dans des cadres religieux. Le temps de l’agonie s’en trouve profondément bouleversé, et acquiert une dimension centrale au sein de l’existence.
En effet, « pour que ce passage s’effectue dans les meilleures conditions et éviter la damnation, le mourant se doit, dans la tradition chrétienne, d’être muni des sacrements de l’Eglise », rappelle Jean-Claude Schmitt, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess). Or ces sacrements intiment à l’agonisant d’avoir une conduite bien particulière : pour pouvoir faire pénitence et se confesser une dernière fois, celui-ci doit être conscient et en mesure de parler ; pour communier et recevoir l’eucharistie, il ne doit surtout pas vomir (comme c’était le cas dans de nombreuses maladies infectieuses, telle la peste) ; et il ne doit, bien sûr, surtout pas trépasser avant d’avoir reçu l’extrême-onction. L’agonisant ne doit, de surcroît, pas décéder intestat, c’est-à-dire sans avoir rédigé son testament par lequel il aura organisé ses obsèques, disposé de ses biens, fait œuvre de charité et prévu des messes données pour le salut de son âme. Mourir, oui, mais dans de bonnes conditions, et pas sans s’être soigneusement préparé.
Partant, l’attitude face à la mort est soigneusement scrutée – ce qui va, sans surprise, susciter une abondante littérature. « Depuis la fin du Moyen Age, on publie ce que l’on appelle des Ars moriendi [« l’art de mourir »], qui rencontrent un franc succès éditorial. Bon nombre de gens alphabétisés possédaient de tels textes ; ils étaient même lus à haute voix pour les illettrés, explique Régis Bertrand. Ces livres dispensent des conseils pour adopter la meilleure conduite à l’égard de la mort : chez les protestants, ils invitent à ne pas la craindre ; chez les catholiques, à se contrôler aussi longtemps que possible. » Le mourant doit de plus se méfier des pièges du démon lors des derniers moments : il pourrait l’inciter à maudire Dieu pour la souffrance qu’il lui inflige, par exemple.
Car pour les chrétiens de l’époque, ce moment de lutte engage aussi le surnaturel. « Dans l’iconographie médiévale, au moment où le mort rend l’âme, on voit que des anges et des démons se précipitent et se chamaillent pour emporter et tirer l’âme en leur sens, décrit Jean-Claude Schmitt. L’agonie est véritablement pensée comme un combat entre les forces du bien et du mal qui commence dès les derniers jours, les dernières heures ! »
Pour aider l’âme à gagner les cieux, et pour réduire le temps qu’elle passera au purgatoire, le prêtre, la famille et les proches du mourant rassemblés autour de lui récitent des prières. A l’époque moderne, des associations se forment même dans certaines paroisses : ces confréries pieuses, quand elles apprennent qu’un des paroissiens entre en agonie, font sonner la cloche et se mettent en prière. « C’est toute la collectivité qui accompagne le passage de la vie à la mort », insiste Régis Bertrand.
Mensonges
Dans ces conditions, le suicide – désigné comme un « homicide de soi-même » – est considéré comme un crime sans rachat possible, puisque la victime est aussi le coupable, qui ne peut recevoir in extremis les sacrements de l’Eglise ; les « désespérés » sont donc irrémédiablement voués à la damnation.
L’assistance à mourir ne se conçoit pas : même les douleurs de l’agonie ne la justifient pas, puisque la vie des hommes n’appartient qu’à Dieu, et que les dernières souffrances sont parfois valorisées. « Il y a, dans les Ars moriendi, l’idée que les douleurs de l’agonie font partager à celui qui est au bord de la tombe les souffrances du Christ pendant la Passion et le rapprochent de lui. Ces souffrances peuvent de plus constituer une forme de “rachats” des péchés du mourant », détaille Régis Bertrand. Sans compter que les médecins ne possèdent pas, de toute façon, les moyens d’atténuer ces souffrances, sinon à la marge.
Si, sous l’Ancien Régime, ces derniers avaient pour habitude de quitter le chevet du malade lorsqu’approchait le dernier moment, un changement s’amorce au XIXe siècle. Résultat de la médicalisation croissante de la vie, notamment des élites, les médecins s’approprient d’abord le moment de la naissance, puis celui de la mort, et s’installent peu à peu aux côtés de la famille et du prêtre lors de l’agonie. Du docteur Canivet, présent au chevet d’Emma Bovary, à l’éminent (et très réel) professeur Dieulafoy, appelé auprès de la grand-mère du narrateur d’A la recherche du temps perdu, la littérature prend acte de ce nouveau rôle. Alors qu’ils ne sont pas en mesure, à cette époque, de soulager efficacement le mourant, leur présence n’en est pas moins rapidement acceptée et recherchée par les familles – avec des conséquences non négligeables.
Très rapidement, les médecins prennent l’habitude d’occulter la gravité du mal devant leur patient, expose Anne Carol, professeure d’histoire contemporaine à Aix-Marseille Université. Ils étaient pourtant tenus d’informer le mourant : pourquoi cette culture du mensonge s’est-elle installée ? Les hypothèses sont nombreuses, s’adossant à la déchristianisation entamée dans les sociétés occidentales de l’époque. Pour Anne Carol, « à partir du moment où le médecin n’a plus à laisser la place au prêtre pour gérer les angoisses de l’agonie et où il accepte de rester au chevet du patient, le face-à-face qui s’instaure est extrêmement inconfortable pour lui, surtout dans la mesure où il n’a pas de réponse à offrir, soit pour guérir, soit pour soulager ». Le mensonge serait alors la voie la plus facile pour éviter des débordements auxquels ils ne sont pas formés.
« Refus du progrès »
Ce renversement bouleverse la place de l’agonisant dans sa propre agonie : n’étant plus nécessairement informé de sa mort prochaine, il n’est donc plus tenu de la préparer – cette tâche étant désormais dévolue à ses proches. Surtout, une redéfinition des conditions idéales de la mort s’amorce : « La bonne mort, dès lors, devient de plus en plus associée à l’inconscience : inconscience de la gravité de son état, et inconscience des sens », poursuit Anne Carol.
Cette redéfinition doit aussi beaucoup au recours grandissant à l’opium, puis à la morphine (dont la molécule est isolée au début du XIXe siècle). Au cours des années 1860-1870, grâce à l’invention de la seringue de Pravaz, le puissant antalgique est de plus en plus souvent utilisé, tant par la médecine des familles (qui prend en charge les classes aisées) que dans les hôpitaux (réservés aux plus pauvres). Une alternative commence dès lors à se dessiner pour les médecins : doivent-ils aider à soulager la douleur, comme le leur demandent les patients et comme ils en ont désormais le pouvoir, au risque d’abréger la vie, ou doivent-ils prolonger la vie par tous les moyens ?
Les discussions vont bon train dans les milieux médicaux français, certaines thèses dénonçant déjà les ravages de la « dysthanasie » (la mort douloureuse), qui pourrait être synonyme de ce qu’on appelle aujourd’hui l’obstination thérapeutique.
Finalement, le choix est fait, au début du XXe siècle, de décourager l’usage du dérivé de l’opium, par crainte d’une addiction ou d’une intoxication progressivement mortelle pouvant mener à un coûteux procès. Le recours à la morphine aurait pourtant permis d’associer l’agonisant à la gestion de sa propre douleur puisque celle-ci, ni mesurable ni objectivable, n’existe que par la parole du patient. Au contraire, « ce refus du progrès apporté par la morphine bénéficie au médecin, qui reprend la main, note Anne Carol. Le patient en tant qu’individu n’existe plus : il s’efface derrière sa maladie et la mort, et n’a plus de rôle dans le face-à-face que le médecin instaure avec ces entités. Il perd son agentivité », analyse l’autrice de l’ouvrage Les Médecins et la mort (Aubier, 2004). La lutte contre la maladie, quant à elle, autorise dès lors des pratiques aux limites de l’expérimental.
C’est du moins le cas dans les hôpitaux, où le statut social des patients ne leur permet pas de s’élever contre l’autorité médicale – l’évaluation des usages en milieu libéral reste beaucoup plus difficile, faute d’archives. L’hôpital devient rapidement un lieu incontournable pour toutes les classes sociales – conséquence, entre autres, de l’augmentation considérable du nombre de lits dans les structures hospitalières, multiplié par deux au cours du XIXe siècle d’après les chiffres de l’historienne, ainsi que de l’instauration de la Sécurité sociale dans la deuxième moitié du XXe siècle, qui le rend accessible à tous.
Résultat, alors que, depuis des siècles, la grande majorité des individus mourait à domicile, s’éteindre à l’hôpital devient la norme au cours du XXe siècle. A mesure que les progrès de la médecine augmentent l’espérance de vie, l’importance croissante des maladies chroniques, notamment des cancers, redéfinit les contours de la mort : l’agonie s’allonge, passant de quelques jours à parfois plusieurs années, jusqu’à devenir, dans certains cas, une période autonome, inscrite entre la phase de curabilité de la maladie et le moment du décès.
Les nouvelles conditions du « mourir »
« Quand je fus rentrée, toute la tristesse et l’horreur de ces derniers jours tombèrent sur mes épaules. Et moi aussi un cancer me dévorait : le remords. “Ne la laissez pas opérer.” Et je n’avais rien empêché. Souvent, quand les malades souffraient un long martyre, je m’étais indignée de l’inertie de leurs proches : “Moi, je le tuerais.” A la première épreuve, j’avais flanché : j’avais renié ma propre morale, vaincue par la morale sociale. “Non, m’avait dit Sartre, vous avez été vaincue par la technique : et c’était fatal.” En effet. On est pris dans un engrenage, impuissant devant le diagnostic des spécialistes, leurs prévisions, leurs décisions. »
Ces quelques lignes, tirées du récit autobiographique Une mort très douce, publié en 1964, par Simone de Beauvoir et entièrement consacré à l’agonie de sa mère dans un hôpital parisien, anticipent un débat qui ne s’ouvrira qu’une dizaine d’années plus tard : celui qui voit émerger la notion d’« acharnement thérapeutique ». L’écrivaine, lorsqu’elle demanda à plusieurs reprises de ne pas dispenser de soins douloureux à sa mère, comme le lui avait discrètement recommandé une infirmière, s’était vu opposer un méprisant « je ne fais que mon devoir » par ses médecins. Une situation rencontrée par nombre de ses contemporains, et qui résulte des nombreuses et brutales mutations de la médecine, de l’hôpital et de la société d’après-guerre.
« Les docteurs disaient qu’elle s’éteindrait comme une bougie : ce n’est pas ça, pas ça du tout », sanglote « Poupette », la sœur de Simone. Le sort de leur mère, décédée entourée de ses filles et consciente jusqu’au bout, était pourtant enviable sous certains aspects, explique Zoë Dubus, doctorante en histoire de la médecine : « A partir des années 1950, les patients en fin de vie sont souvent complètement coupés de leur entourage, et même du reste de l’hôpital. Ils sont placés dans des zones peu fréquentées, “au bout du couloir”, où ne s’aventurent que quelques infirmières. »
Si le mal était jugé incurable, un cocktail de médicaments psychotropes était parfois prescrit aux patients pour les plonger dans un lourd coma – ce qui pouvait aussi avoir pour effet d’accélérer leur mort. Conséquence : « Ces patients mourants sont à peu près abandonnés dans leur chambre d’hôpital », observe Zoë Dubus. Un constat que Simone de Beauvoir fait elle-même, effarée, à la fin de son récit : « Par comparaison, sa mort a été douce. »
La prise de conscience de tout ce que ces nouvelles conditions du « mourir » comportent de souffrances morales et physiques pourtant évitables ne tarde pas. Dans les pays anglo-saxons, un mouvement de dénonciation et de contestation émerge dans les années 1960 au sein des personnels soignants subalternes : infirmières et aides-soignantes, quotidiennement au contact des patients, s’aperçoivent que même les patients lourdement sédatés ont le visage crispé, tendu, douloureux.
Cicely Saunders, une infirmière britannique devenue médecin, en conclut qu’une nouvelle compréhension de la douleur des derniers moments s’impose. « Saunders parle de “douleur totale” et cherche à expliquer que la prise en charge des patients en fin de vie ne peut se limiter au soulagement des douleurs physiques avec un antalgique, mais doit aussi prendre en compte la douleur psychique et morale, l’angoisse : c’est la naissance des soins palliatifs », retrace Zoë Dubus.
Fin de vie individualisée
En France, le débat ne s’ouvre véritablement que dans les années 1970. D’abord sous la plume de figures des sciences humaines et sociales, tel l’anthropologue Louis-Vincent Thomas, qui s’étonne du déni dont font preuve les sociétés modernes face à la mort, de leur incapacité à gérer l’approche du décès et la mort elle-même de manière satisfaisante.
La dénonciation se déplace ensuite vers les conditions du trépas à l’hôpital : une mort de plus en plus technicisée, médicalisée, déshumanisée. Cet exercice de la médecine est perçu comme contre-productif et producteur de souffrances inutiles dans les derniers temps de l’existence.
« C’est par rapport à cette “crise du mourir” des années 1970, et à ce qu’on considère comme un nouveau “mal mourir”, qu’émergent de nouvelles représentations ou conceptions de la bonne mort », estime Michel Castra. La période correspond en effet à l’émergence des deux conceptions actuellement dominantes d’une fin de vie acceptable : celle du droit à la mort, portée par l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) ; et celle portée par les soins palliatifs, qui s’est progressivement installée en France. Toutes deux, on l’a vu, privilégient une vision pacifiée de la mort. Mais elles partagent également une approche individualisée de la fin de vie, dans laquelle le patient est soutenu tant par ses proches que par le personnel médical, et dans laquelle il peut en outre choisir de mourir chez lui. « Le paternalisme médical, qui permettait aux professionnels de décider de ce qui était bon pour le malade, n’apparaît plus possible et légitime à partir des années 1980-1990. Cette domination va être remplacée par une approche plus négociée, qui entend plutôt tenir compte de la subjectivité des malades », poursuit le sociologue.
Si la description par Beauvoir des bocaux, des tubes, des goutte-à-goutte, des opérations inutiles, des mensonges, des panneaux « Visites interdites » sur la porte des chambres est parfois cruelle, elle n’est pourtant pas vaine. Cette imagerie, construite collectivement, a en effet permis de défaire des évidences et de forger en contraste de nouvelles exigences quant à la fin de vie. Et ces dernières sont encore en constante évolution, ce que montre aujourd’hui, dans les sondages, la forte approbation de l’euthanasie active et du suicide assisté. Les derniers moments pourraient alors, encore une fois, changer de sens et de nom.
Source :
« Le Monde- Marion Dupont – 28.10.22