Légalisation de l'euthanasie : des dérives dans le discours des opposants
Il y aurait des dérives dans les pays où l’euthanasie a été dépénalisée et encadrée par la loi, notamment en Belgique. Cet argument revient trop souvent dans des conférences ou des articles d’opposants aux associations qui militent pour obtenir une loi de liberté qui permettrait à chacun de voir reconnu son choix au terme de sa vie.
« Il n’existe aucune complémentarité entre soins palliatifs et euthanasie ! », c’est un leitmotiv de l’argumentaire des tenants des seuls soins palliatifs que réaffirment, dans une tribune, un médecin, Bernard Devalois, et une infirmière, Marion Broucke. Ce texte a été publié en parallèle de la tribune « Les soins palliatifs et l’aide active à mourir sont complémentaires » signée par Marie Godard et Annie Babu, à l’époque coprésidentes de l’association « Le choix, citoyens pour une mort choisie ». Ces deux tribunes sont rassemblées par La Croix, le 28/11/2018, qui s’interroge : « L’euthanasie et les soins palliatifs sont-ils compatibles ? », pour rendre compte du débat entre les deux positions.
Habituellement les exemples de dérives sont donnés sans aucune référence qui permette de vérifier ces affirmations à la source. Des références, on en trouve pour une fois, dans la tribune de B. Devalois et M. Broucke, mais sans le minimum de rigueur scientifique qu’on pourrait attendre.
Faire référence à diverses publications peut faire croire à de la rigueur mais il n’en est rien si les références précises ne sont pas indiquées, ce qui ne permet pas au lecteur de se faire sa propre opinion. En fait, on trouve quelques liens vers des sites Internet qui, par définition, sont inactifs sur un texte imprimé, et dont certains mènent à des textes dont le rapport avec le contexte n’est pas évident. En voici un exemple : à propos d’un appel signé en 2008 avec G. Antonowicz, pour créer un observatoire national, le lien mène à un article de Martine Lamoureux dans La Croix du 18/09/2008 « La mission « fin de vie » au pays de référence des soins palliatifs » où n’apparaissent ni le nom d’Antonowicz, ni l’expression ‘observatoire national’ ! D’ailleurs, pourquoi remonter à 2008 quand le CNSPFV (Centre National de Soins Palliatifs et de la Fin de Vie), créé en 2015, vient de publier (novembre 2018) la synthèse des travaux d’un groupe d’experts sur « La sédation profonde et continue jusqu’au décès en France, deux ans après l’adoption de la loi Claeys-Leonetti. » dans le cadre de sa mission d’observation.
Autre exemple qui relève du brouillage de pistes : il est question d’une « étude rigoureuse » de l’INED qui aurait « été menée sur le même schéma qu’une autre étude en Belgique ». Plutôt qu’un lien hypertexte sur l’expression ‘étude rigoureuse’ pourquoi ne pas avoir mis un lien à la référence ‘en clair’ de cette étude réalisée en 2009 : « Les décisions médicales en fin de vie en France » (INED, Population et Société, n°494, Nov 2012) ? Par ailleurs, qu’en est-il de cette ‘étude en Belgique’ à laquelle est comparée l’étude de l’INED ? Il s’agirait, dans les deux cas de pratiques « également illégales » de décès provoqués par des injections mortelles. Les cas comparés sont-ils comparables ? Aucune précision, aucune référence explicite à cette étude en Belgique, alors comment vérifier les conclusions ? Faut-il faire une confiance aveugle à B. Devalois et M. Broucke ? Je suis scientifique et cela ne me convient pas du tout ! De fait, le lien « rétablir les faits » permet d’accéder à un diaporama du Dr Devalois, intitulé « Euthanasie, le modèle belge vu de France. Un exemple à suivre ou à éviter », dans lequel il est possible d’identifier deux articles (références 1 et 2 de la note1) qui rapportent une étude réalisée en 2007 et publiée en 2010. Outre cette difficulté pour accéder directement aux sources, un détail méthodologique essentiel n’est pas précisé dans ces articles mais se trouve dans un autre article (référence 3 de la note 1) : cette équipe assimile à des euthanasies les cas d’administration d’opiacés en fin de vie, ce qui n’est pas une euthanasie au sens légal du terme, même s’il y a intention de « hâter la mort ». Faire l’amalgame entre ‘injection létale’ et ‘administration d’opioïdes ou sédatifs’ conduit à deux conclusions erronées, à savoir que :
1. 50% des ‘euthanasies’ ne seraient pas déclarées à la Commission fédérale de contrôle, or les cas de décès après administration d’opioïdes ou de sédatifs n’ont pas à être déclarés car il ne s’agit pas d’euthanasies au sens défini dans la loi belge.
2. La légalisation « des pratiques d’aide médicalisée à mourir » ne diminuerait pas les dérives mais les multiplierait par 3 (1,8% en Belgique versus 0,6%).
1. ‘Physician-assisted deaths under the euthanasia law in Belgium: a population-based survey.’ K. Chambaere et al., CMAJ • 896 JUNE 15, 2010 • 182(9), 895-901.
2. ‘The role of nurses in physician-assisted deaths in Belgium.’ E. Inghelbrechtet al., CMAJ • 896 JUNE 15, 2010 • 182(9), 905-910.
3. ‘Reporting of euthanasia in medical practice in Flanders, Belgium: cross sectional analysis of reported and unreported cases.’ T. Smets at al., BMJ: first published as 10.1136/bmj.c5174 on 5 October 2010, 8 pp.
L’étude de l’INED indique que sur les 4 723 décès survenus en France en décembre 2009, 38 (0,8%) résultaient de « l’administration de médicaments pour mettre délibérément fin à la vie », donc d’euthanasies, illégales puisqu’ en l’absence d’une loi encadrant de telles pratiques. De son côté, l’étude réalisée dans les Flandres belges, 5 ans après la légalisation de l’euthanasie, indique que sur les 6 202 décès survenus pendant la période étudiée, 79 (1,3%) correspondaient à des euthanasies répondant à la définition légale. Euthanasies illégales en France, légales en Belgique, il n’est pas possible de comparer ces chiffres ; d’autant plus que, pour les cas observés en France, les conditions de la décision (demande ou non de la part du patient) ne peuvent être précisées. Il est fort possible, sinon probable, que les cas répertoriés en France ne résultent pas tous d’une demande explicite des patients concernés, alors qu’en Belgique il y a nécessairement eu une demande explicite et validée par des médecins. La différence observée peut s’expliquer facilement par la différence de législation : en France le patient ne se sent pas autorisé à demander une aide à mourir, alors qu’en Belgique il est libre de le faire, il a réellement le choix. Cela n’a rien à voir avec la conclusion de B. Devalois et M. Broucke.
Ainsi l’argumentaire de M. Devalois présente des informations tronquées et biaisées mais elles sont présentées de telle manière que cela peut donner l’impression qu’il est rigoureux.
Une telle attitude est déjà critiquable sinon répréhensible mais ce n’est pas tout : le parti pris des auteurs se manifeste également dans le choix des expressions employées tout au long de l’article. En voici quelques perles : ‘thanactivistes’, ‘pratiques d’euthanasie surréalistes’, ‘interrogations farfelues’. De plus, afin d’établir, sinon généraliser, une corrélation entre légalisation d’une aide médicale à mourir et mauvaise qualité des soins palliatifs, on affirme sans ambages et sans précisions que la situation des soins palliatifs au Québec serait catastrophique. A l’appui de ce jugement, l’article suivant « Les règles nous empêchent d’offrir les soins palliatifs ». Cet argument est irrecevable puisque des pays qui ont légalisé l’euthanasie (BeNeLux), sont réputés pour la qualité de leurs soins palliatifs et considèrent qu’il n’y a aucune incompatibilité entre les deux approches mais plutôt une complémentarité. Je ne développerai pas ici le sujet des soins palliatifs en France et à l’étranger car il justifie qu’un autre article lui soit consacré.
Cette attitude, qui suggère que les partisans d’une légalisation de l’euthanasie sont dénués de raisonnement et ne savent que ‘répéter’ des ‘contre-vérités manifestes’ et les ‘sophismes les plus invraisemblables’, ne vise-t-elle pas à déconsidérer ces derniers ? Mais cela ne devrait pas entamer leurs convictions car ces affirmations péremptoires sont sans fondement, c’est tout simplement de l’infox.