Mourir cela n’est rien
Mourir la belle affaire !
Mais vieillir, oh, vieillir…disait Brel.
Vieillir malade, abimé, meurtri.
Vieillir lasse de vivre, ou plutôt survivre.
Voici ce qui arriva à ma mère, femme de 95 ans dont la seule prière était de mourir. Depuis des mois, sa supplique auprès des soignants, auprès de ses proches, de ses enfants, était qu’on l’aide à en finir. Mais la médecine ne l’entend pas ainsi, elle est faite pour maintenir la vie coûte que coûte.
Nous l’avons accompagnée jour et nuit pendant des mois, adaptant nos vies à ses besoins. Elle est devenue une de nos priorités : 4 enfants qui se succèdent chaque semaine, à raison d’une semaine par mois et s’installent à tour de rôle, à son domicile. Il a fallu apprendre les gestes de soin, intimes et vitaux.
Enfants, notre mère nous éleva seule, on imagine assez bien une femme dynamique, autonome, courageuse et travailleuse. Elle était indépendante, elle conduisait, jardinait, bricolait, cousait, tricotait, peignait, lisait, cuisinait, et gérait seule son quotidien. L’âge avançant, des incidents médicaux sont venus en rafale l’affaiblir irrémédiablement. Un cancer de la peau, puis un cancer du sang ; des chutes avec fractures, dernièrement celle du col du fémur qui lui a fait perdre son autonomie motrice ; un cœur arythmique battant la chamade qu’il a fallu choquer ; des yeux qui se voilent par l’arrivée successive de 2 DMLA et dans lesquels il faut faire des injections, puis d’un glaucome qui détruit insidieusement les nerfs optiques la rendant quasiment aveugle. Enfin phénomène ordinaire chez toute personne âgée, l’ouïe qui baisse et qui altère la communication…Je fais volontairement abstraction de tous les autres accidents de la vie qu’elle a rencontrés dès son plus jeune âge jusqu’à 2021.
Cette dernière année 2022, fut celle des souffrances physiques et morales insupportables. Son quotidien était souvent rythmé par des consultations médicales, par des prises de sang, des piqûres dans les yeux et les cuisses, par une hospitalisation, une opération, une rééducation kiné pour réapprendre à marcher avec un déambulateur, sans oublier les médicaments absorbés pour la maintenir en bonne santé …son corps est devenu objet de la médecine.
Le goût de vivre s’en est allé et n’est jamais revenu. Même la présence de ses petits-enfants et arrières petits-enfants qu’elle adorait la fatiguait. Elle a perdu l’intérêt des autres et du monde. Fini les émissions de radio, fini les actualités suivies à la télévision, fini la musique, fini la lecture des livres que nous partagions, fini les balades, fini le jardinage, fini la couture, fini la préparation de bons petits plats… Ne plus voir, ne plus entendre, ne plus se mouvoir librement et n’être plus qu’un corps douloureux, lui était insupportable. Elle a gardé toute sa tête, sa conscience et sa mémoire jusqu’à son dernier souffle. Son univers s’est rabougri et elle est restée seule à se débattre avec son corps meurtri et ses pensées sombres. Notre présence ne la soulageait plus, mais elle nous sollicitait pour être là, à ses côtés, tout près, effrayée par le vide, par l’absence, mais se sentait incomprise et seule. Ce voyage du vieillissement dans les méandres de la maladie elle le faisait en solitaire. Nous étions pourtant à ses côtés, mais nous n’étions pas elle. Nous connaissions souvent l’échec dans nos tentatives pour la soulager, pour la rassurer. Seul l’amour subsistait. Et c’est par amour pour elle que nous avons accepté d’entendre enfin sa requête et d’y répondre. A quoi bon finir ses jours dans un Ehpad, à quoi bon vivre s’il s’agit de survivre, sans perspectives, ni espoir, sans plaisir, ni désir…La mort était pour elle une libération.
Alors, tout s’est passé très vite et le réseau existant a su accueillir notre demande sans jugement. Dès lors notre mère a souhaité que tout s’accélère. Attendre 1 mois c’était trop long pour elle. Moi je pensais au contraire que c’était peu pour se dire au revoir. Je me suis clivée pour tenir debout, j’ai géré le quotidien tout en gérant l’organisation de son dernier chemin, malgré la peine, la peur, le chagrin. Ce chemin devait nous mener en Belgique.
Elle, la croyante élevée en pension chez les sœurs ne parlait plus à Dieu. Elle lui en voulait même de s’acharner autant sur elle qui ne méritait pas tous ces malheurs… elle ne souhaitait plus qu’une « simple bénédiction » à l’église de son village. La foi la quittait car elle ne lui semblait plus d’aucun recours.
Nous sommes partis un matin de novembre à Bruxelles rencontrer deux médecins admirables. Le premier, généraliste, a su entendre sa demande et s’adapter à celle-ci. Très vite un jour d’hospitalisation a été posé après lui avoir expliqué ce qui se passerait, elle s’endormirait sans douleur et en paix. Le second, psychiatre, a saisi lui aussi le besoin urgent d’en finir et son libre arbitre dans cette prise de décision. Mon frère et moi lui avons laissé la parole ; nous voulions qu’elle exprime en pleine conscience et en femme libre sa demande. S‘endormir pour toujours, en finir avec la vie.
L’attente entre ces deux consultations et l’hospitalisation fut longue et son état s’est dégradé. Notre mère semblait avoir choisi de dormir jusqu’à la date fatidique. Elle a passé cette période très souvent alitée. Son corps lâchait prise. Elle comptait chaque jour qui la rapprochait de la date choisie.
Nous avons pris la route la veille, ses 4 enfants à ses côtés et ses 2 belles filles.
Elle fut très bien accueillie dans un hôpital bruxellois, l’admission se fit sans problème et l’équipe de soin (infirmier/es), aide-soignante…) fut discrète. Une chambre l’attendait et je pouvais passer la nuit auprès d’elle.
Mes frères et belles sœurs dormirent à l’hôtel. Cette dernière soirée et cette dernière nuit entre mère et fille ouvrirent la porte à une vague d’émotions. Nous savions l’une et l’autre que le temps nous était compté et les mots d’amour et de réconfort ont pu encore se dire. Elle a réussi à se laisser porter, à se laisser aller et a comme cessé de lutter. Elle avait peur de nous laisser, mais pas de mourir.
Le lendemain matin nous l’entourions tous. Cette chambre était pour moi comme hors du temps, elle devenait une bulle sécurisante d’émotions intenses, de sensations fortes, de tristesse, de peine, de peur, de larmes, mais jamais de doute. Nous avions atteint ensemble l’ultime destination, soudés et solidaires autour de notre mère. Elle a redit calmement au médecin qu’elle était prête et qu’elle maintenait sa volonté de mourir ce jour. Son regard était à la fois intense et paisible, émouvant de sérénité et de détermination. Il me marquera à vie. Elle s’est endormie sans souffrance, pour toujours accompagnée des siens.
Ce fut pour moi un déchirement, mais il me reste un profond respect et une grande admiration pour son courage et sa détermination.
Ce témoignage s’adresse aux familles qui mèneront ce même chemin d’accompagnement, mais aussi aux opposants de l’euthanasie. Cette démarche n’est ni simpliste, ni binaire. Il n’est pas aisé d’accompagner la personne que l’on aime vers la mort. Tous les sentiments s’entremêlent. Des montagnes de questions se dressent devant nous. Et notre rapport à la vie, à la mort est secoué, bouleversé.
Il est difficile d’entendre, puis d’accepter la demande de son proche qui souhaite partir dans la dignité. Des mécanismes de défenses se déploient en nous pour retarder ce moment ultime. On espère inconsciemment, voire désespérément que cette demande passera. Et puis non, cette demande à mourir revient et revient encore. Alors, il faut accepter de regarder dans les yeux la souffrance de l’autre et avoir le courage de répondre à son appel à l’aide. Chaque individu devrait être libre de choisir sa vie. Et lorsque celle-ci devient insupportable, lorsque celle-ci n’a plus de sens, plus de goût, plus de plaisir, lorsque celle-ci n’est que subie, cet individu devrait avoir le droit d’y mettre fin en toute conscience, en homme et en femme libre. Ma mère est partie avant Noël en femme digne et libre.
Il est temps que La France, pays des droits de l’homme, cesse d’être hypocrite, car nombreux sont les Français qui sollicitent l’aide des pays qui autorisent l’euthanasie (Belgique, Suisse…). Il est temps que le parlement légifère enfin sur le droit à l’euthanasie en France et que ses détracteurs ne soient pas les seuls décideurs.
Je tire mon chapeau à la Belgique et remercie, médecins, soignants, hôpitaux, pompes funèbres, pour la qualité de leur accueil et pour leur professionnalisme.
Carole * – décembre 2022
* prénom d’emprunt