Voici le texte de l’interview de Denis Labayle paru dans le Télégramme le 14 Novembre 2023, dans le cadre d’une enquête de la rédaction du journal : Fin de vie : l’heure du choix
La fin de vie en débat : « La loi Claeys-Léonetti est anti-soins »
Le 14 novembre 2023 à 06h00
Médecin hospitalier pendant 27 ans, le docteur Denis Labayle milite ardemment pour l’introduction de l’aide active à mourir dans la loi.
Je suis pour le choix du malade. Ce n’est pas une idéologie. Ce sont les malades qui m’ont formé, qui m’ont montré qu’il fallait répondre à leur demande parce que c’est leur dernière liberté, leur dernier choix. C’est une alliance entre le médecin et le malade. Progressivement, on finit par comprendre quel est le désir du malade. Parfois, certains sont décidés tout de suite, d’autres changent avec le temps. On les écoute… Moi, je n’ai pas de théorie. Je ne suis pas pour ceci ou pour cela. Je suis pour les soins palliatifs si le malade est pour ; je suis pour aider les patients à mourir s’ils le souhaitent, parce qu’ils y ont réfléchi et que je considère que ce sont des citoyens. On ne peut pas imposer aux gens la façon dont ils doivent finir leur vie, sans quoi on projette sa propre pensée, sa propre conception philosophique ou religieuse sur les autres, et ça, ce n’est pas bien.
Avez-vous cheminé pour parvenir à cette conviction ? Un malade vous y a-t-il particulièrement amené ?
Un malade m’a marqué terriblement, étant donné que c’était un des chirurgiens avec qui je travaillais tous les jours, au même étage. Nous étions la gastro-entérologie d’un côté, la chirurgie viscérale de l’autre. On s’entendait très bien. Il avait 45 ans. Un jour, il vient me voir. Il dépose sur mon bureau un paquet de scanners. Il me dit : « Regarde ». Je vois le scanner d’un foie rempli de métastases. Il me dit : « Oui, c’est à moi. Je vais mourir. » Je lui dis : Tu attends quoi de moi ? Il me répond : « J’attends que tu sois là, que tu m’aides le jour où je l’aurai décidé. » J’ai pensé : Ii est médecin, il est intelligent, il pourrait utiliser le suicide assisté, se procurer des médicaments. Eh bien non, ce n’est pas si simple. Il a besoin de quelqu’un. Je lui dis : pourquoi moi ? Parce que je te connais et que je sais que tu m’aideras. Je lui ai dit d’accord, à condition qu’on se voie régulièrement. Ce que nous avons fait. Et puis un jour il m’a dit : c’est maintenant. J’en ai parlé avec l’équipe soignante. Tout le monde le connaissait. Tout le monde trouvait que c’était logique que ce soit maintenant, car il l’avait décidé. Donc on l’a hospitalisé ; on a préparé ce qu’il fallait. On a mis en route la perfusion, sans la brancher immédiatement. Il m’a dit : « Tu sais, j’ai bien réfléchi. » Il y avait sa femme d’un côté, moi de l’autre. J’ai dit : « On y va ? » Il m’a répondu : « Bien sûr qu’on y va, je n’en peux plus ». Et on a mis en route la perfusion. Ça a été un tournant pour moi.
C’était la première fois que vous aidiez quelqu’un à mourir ?
J’avais aidé, avant, des patients à partir, mais ce n’est pas pareil quand vous les connaissez moins que des gens avec qui vous travaillez. Quand j’ai commencé la médecine, j’étais interne des hôpitaux, puis chef de clinique à Clamart avec le professeur Étienne. Il nous est arrivé de faire des sédations rapides, profondes et rapides. C’est-à-dire que les gens partaient en s’endormant, très rapidement, non pas comme le protocole d’aujourd’hui, où les gens ont des agonies qui durent huit, 15 jours voire trois semaines. Non, on mettait en route et on augmentait la dose de sédatif et de morphine, si bien que les gens partaient en 24-48 h, en douceur, après avoir discuté avec l’équipe, après avoir vu leur famille. On ne faisait pas ça à la légère évidemment. C’est une décision difficile.
La loi Léonetti est un retour en arrière. Il fallait des médicaments, mais pas trop. Soulager, mais attention, sans avoir l’intention d’aider à mourir, sinon on était hors la loi…
Quel regard avez-vous alors porté sur la loi Léonetti, en 2005 ?
Ça a été un retour en arrière. Il fallait des médicaments, mais pas trop. Soulager, mais attention, sans avoir l’intention d’aider à mourir, sinon on était hors la loi… C’est ça le texte de 2005 : on ne peut donner des médicaments qu’à condition qu’on n’ait pas l’intention d’aider la personne à mourir…
Et la sédation profonde et continue inscrite dans la loi Claeys-Léonetti de 2016 ?
Il faut lire le texte de la Haute Autorité de Santé. À chaque page, il est marqué que c’est la société française d’accompagnement et de soins palliatifs qui a inspiré ce texte. Pour moi, ce texte est anti-soins, en ce sens qu’il impose la déshydratation du corps. C’est totalement inutile et injustifié. On dit qu’on calme la soif en mettant un peu d’eau sur la bouche toutes les deux heures ? Toutes les deux heures la nuit ? Le samedi ? Le dimanche ? Avec le manque de personnels ? Eh bien c’est cela qui a été présenté à la convention citoyenne. Deuxième chose : le produit utilisé est de courte durée, ce qui signifie que vous êtes obligé de réadapter la dose. Ce n’est pas une anesthésie générale, au cours de laquelle l’anesthésiste est à côté, et réadapte en permanence. Non, là, il faut qu’il repasse voir le malade. Il faut qu’en ville, le médecin passe deux fois par jour et en Ehpad, trois fois par jour. Vous voyez en Ehpad le médecin passer trois fois par jour le samedi et le dimanche pour ajuster les doses ? C’est la loi d’aujourd’hui. On appelle ça des soins. Pour moi, ça n’en est pas.
Vous n’avez jamais fait mystère du fait d’avoir aidé des patients à mourir. N’avez-vous pas craint des poursuites judiciaires ?
J’aurai pu être poursuivi. Il aurait suffi d’une dénonciation au niveau de l’administration et à ce moment-là, plus personne ne vous soutient. Je faisais en sorte d’avoir, toujours, l’accord de l’équipe soignante. D’ailleurs, c’était souvent l’équipe soignante elle-même qui me disait : « Vous savez, ce malade-là, il demande à partir. » Les infirmières, particulièrement les infirmières de nuit, me renseignaient.
Vous essayez d’être soignant jusqu’au bout et on vous traite de criminel !
Vous n’avez jamais eu de rappels à l’ordre ?
J’ai eu des problèmes en 2007, lorsque j’ai participé au manifeste des 2 000 médecins qui ont dit avoir aidé des malades à mourir. Je suis passé devant le président de l’ordre national des médecins. Pendant trois heures, je me suis justifié. À la fin, il m’a dit : « Vous avez peut-être raison, mais la société n’est pas mûre. » Je lui ai répondu : « La société est prête. » C’est vous qui ne l’êtes pas. Ça en est resté là. Il m’a demandé de refuser les interviews, de disparaître médiatiquement. Mais j’aurais pu être suspendu du jour au lendemain… C’est stupéfiant : vous répondez à la demande des malades, vous essayez d’être soignant jusqu’au bout et on vous traite de criminel ! Nombre de médecins aident des patients à partir. Il faut être obtus comme le président de la société française des soins palliatifs pour dire que ça n’existe pas !
A-t-on une idée du nombre d’euthanasies et de suicides assistés clandestins en France ?
Quand j’entends les statistiques sur les aides à mourir clandestines, je ne peux que sourire : le chiffre varie de 2000 à 4 000 chaque année. Ça va du simple au double ! Pourquoi ? Parce que les médecins ont peur, car ils ont deux justices sur le dos : Ils ont la justice de la République, avec un risque de passer en cour d’assises. Ensuite, vous avez la pseudo-justice du conseil de l’ordre des médecins, qui peut vous suspendre. Du jour au lendemain, plus de travail, plus de fonction, votre statut de médecin n’est plus reconnu… Moi, je n’ai plus rien à perdre. J’ai joué ma carte et je pense que le fait d’avoir gueulé fort m’a protégé.
Je ne vois pas pourquoi les Belges, les Espagnols, les Hollandais, les Portugais seraient de mauvais soignants alors qu’en France, les soins palliatifs seraient les seuls bons soignants.
On a l’impression, en France, d’un débat qui peine à évoluer ?
Oui, il y a trois positions. Il y a ceux qui sont opposés à tout, avec, en tête, la société française de soins palliatifs, qui disent : « Les problèmes n’existent pas ». Nous les réglons tous. Les douleurs, on les traite. Ce sont des idéologues. En second lieu, il y a ceux qui disent : « Bon, il y a un vrai problème, il faut le reconnaître, mais ce n’est pas médical. Que les gens se débrouillent. » Enfin, il y a ceux qui disent : « Non, ça existe. »
Ce n’est pas quotidien, mais il est fréquent que des gens précisent leur désir. Il faut y répondre. Ces derniers n’ont pas le droit à la parole, car aussitôt ils sont visés, sanctionnés, considérés comme de mauvais soignants ! Or, je suis désolé. Je pense avoir été un soignant correct, et même un bon soignant. Et je ne vois pas pourquoi les Belges, les Espagnols, les Hollandais, les Portugais seraient de mauvais soignants alors qu’en France, les soins palliatifs seraient les seuls bons soignants. Non ! Je respecte totalement les gens qui travaillent dans les services de soins palliatifs. Je pense qu’ils font du bon travail. Mais leur côté obtus pose un problème.
Dépénalisation de l’euthanasie en Belgique et aux Pays-Bas depuis 2002, au Canada depuis 2016, en Espagne depuis 2021 ; en Suisse, une dérogation à la loi pénale qui permet le suicide assisté… Quel choix sociétal est le plus en adéquation avec vos convictions ?
Ce qui m’importe, c’est que le malade choisisse. En France, nous devrions proposer les deux possibilités. Il y a des malades qui se sentent tout à fait capables d’agir seuls. D’autres n’ont, physiquement, pas les moyens de faire le geste en raison de maladies neurodégénératives arrivées à un stade avancé. Il faut que quelqu’un le fasse pour eux. Je trouve que c’est une démission du corps médical de dire que la mort ne nous concerne pas. Pour moi, le rôle d’un médecin débute à la naissance et se termine à la mort. À partir du moment où l’on n’a plus la possibilité de guérir les gens, qu’on est face à une maladie grave et incurable, c’est notre responsabilité d’être là, de nous mettre au service de la personne.
Les mots « suicide assisté » apparaîtront-ils dans le texte de loi ? En Suisse, des associations comme « Exit » lui préfèrent l’expression « assistance à l’autodélivrance ». Selon vous, des mots moins crus doivent-ils être choisis ?
Les mots sont très importants. On ne peut pas faire l’économie du choix des mots. Quand il y a eu la loi sur l’interruption volontaire de grossesse, le mot avortement n’est pas apparu dans la loi. Juste avant, on parlait des « avortoirs », c’est vous dire à quel point les mots étaient manipulés ! Pour ma part, j’ai toujours été contre le mot euthanasie, non pas pour ce qu’il signifie au plan étymologique : mort sans souffrance. Mais il est tellement marqué par l’utilisation que lui a fait, dans l’histoire, le national-socialisme… Beaucoup de soignants sont favorables à ce qu’on l’appelle l’aide médicale à mourir (AMM). En ce qui concerne le suicide assisté, le mot suicide n’est pas bon. Beaucoup proposent l’aide à mourir assistée. Ça me semble plus proche de la réalité. J’en ai discuté avec Mme Agnès Firmin le Bodo, ministre déléguée au ministre de la Santé, Aurélien Rousseau. Elle m’a dit que le mot euthanasie ne serait pas dans la loi, pas plus que les mots « suicide assisté ». Je suis en parfait accord avec elle.
La loi, si elle passe, si c’est une vraie loi, aura un rôle essentiel : elle « désangoisse », même si les gens n’utilisent pas l’aide active à mourir. Vous n’avez que 2,5 % de Belges qui choisissent l’aide active à mourir à la fin de leur vie. Ça veut dire que 97,5 % ne l’utiliseront pas.
Fondez-vous de grands espoirs de voir la loi passer ?
La loi, si elle passe, si c’est une vraie loi, aura un rôle essentiel : elle « désangoisse », même si les gens n’utilisent pas l’aide active à mourir. Vous n’avez que 2,5 % de Belges qui choisissent l’aide active à mourir à la fin de leur vie. Ça veut dire que 97,5 % ne l’utiliseront pas. Mais dans toutes les enquêtes qui ont été faites en Belgique, 80 % de la population ne veut pas de retour en arrière, parce que cette loi « désangoisse ». Que les malades puissent changer d’avis, c’est très bien ! Mais pendant longtemps, ils se seront dit : « Si j’en ai besoin, je pourrai l’utiliser. » Et ça, c’est essentiel. J’ai eu des malades qui n’ont absolument pas eu besoin que j’intervienne. Mais le fait de savoir que j’étais capable de les aider le jour venu a fait qu’ils ont vécu sans angoisse.
Vous employez, à propos de l’aide active à mourir, le mot « soin ultime ».
Absolument. J’estime que la loi actuelle n’est pas un soin. Le fond du problème est très simple. Vous avez, d’un côté, ceux qui sont pour la vie coûte que coûte. J’ai passé ma vie à défendre la vie ! Mais quand la vie n’est plus possible car la souffrance l’emporte, à ce moment-là, la lutte contre la souffrance passe devant la vie coûte que coûte. Ce sont les deux courants philosophiques. Ils ne seront jamais conciliables. Il faut parvenir à ce qu’ils se tolèrent. L’intérêt de la laïcité, c’est de tolérer l’autre.