Vingt-sept ans entre « La vie devant nous » (Le Seuil) et « Les Fossoyeurs » (Fayard)
Interview de Denis Labayle par Annie Wallet
1) Votre livre « La vie devant nous », publié en 1995 (Edition du Seuil) est la synthèse d’une enquête approfondie menée pendant trois ans à la fois dans des établissements privés et publics au sujet de l’accueil des personnes âgées. Comment avez-vous procédé ?
J’ai débuté cette enquête sans a priori, en commençant par les établissements proches de chez moi dans le Val de Marne, et près de mon lieu de travail dans l’Essonne. Puis j’ai élargi ma recherche à la région parisienne et enfin un peu partout en France. J’ai visité des dizaines et des dizaines d’établissements publics et privés de taille très différente, allant de quelques pensionnaires à plus d’un millier.
J’ai été stupéfait à l’époque par la fréquence des situations d’abandon, les conditions d’accueil insalubre, le manque de respect de la vieillesse, les prix souvent sans commune mesure avec les services rendus.
Surtout j’ai été surpris par l’absence de contrôle par les organismes de santé sensés les superviser. Il faut dire qu’il n’y avait aucune loi précisant les surfaces minimales des chambres, les conditions d’accès au handicap, les structures sanitaires etc. Aucune exigence légale pour la spécialisation du personnel de base comme celle des équipes directionnelles. Un laisser-aller dramatique que personne ne dénonçait, pas plus les autorités de santé, que le Conseil de l’ordre des médecins, que le syndicat des établissements d’accueil des personnes âgées, que le Comité national d’éthique… Voilà pourquoi cette enquête a fait beaucoup de bruit.
2 ) Quelles différences avez-vous trouvé entre les structures privées et publiques ?
Je ne mettrai pas la frontière à ce niveau. J’ai observé des situations inadmissibles dans ces deux secteurs et des situations exemplaires ici ou là.
C’est peut-être dans le secteur privé associatif, dit à but non lucratif, que j’ai observé les recherches d’accueil les plus novatrices.
3) Comment votre livre a-t-il été accueilli à sa sortie ? Avez-vous rencontré des directeurs/trices de maison de retraite ?
Par une levée de bouclier des directeurs des établissements d’accueil des personnes âgées. C’était la première fois qu’on mettait le nez dans leurs affaires. Mais comme tout était vrai, je n’ai eu aucune plainte, aucun procès, même quand je dénonçais les manœuvres de l’Assistance publique de Paris qui utilisait les gains obtenus dans ses énormes hôpitaux de long séjour autour de la capitale pour financer les équipements des hôpitaux de soins aigus.
Dans les médias, le livre a fait grand bruit : plus d’une trentaine d’articles de journaux sans compter les très nombreuses émissions de radio et de télévision dont deux émissions d’Envoyé spécial. Mais le vent médiatique ne souffle qu’un temps. Les habitudes reprennent rapidement le dessus.
Certaines structures dont je dénonçai l’organisation ont fermé. Est-ce le livre ? Je l’espère. Depuis cette date, beaucoup d’établissements publics se sont rénovés. Il n’en reste pas moins qu’on y observe souvent un manque aigu de personnel, surtout en période de vacances. On a vu cette situation dramatique lors de la canicule de 2003 ou récemment lors de la pandémie.
C’est encore pire dans les grands établissements privés, à but lucratif, qui se sont énormément développés au cours de ces dernières années. Je n’ai pas été surpris par l’enquête récente qui met en question Orpéa.
4) Les causes de dérives relatées dans le livre récent de Victor Castanet (Les fossoyeurs), sont-elles de même nature que celles que vous aviez observées il y a 27 ans ?
Les grands groupes privés font des profits énormes de deux façons :
– Par un prix journalier souvent exorbitant qu’ils facturent à des familles désorientées par la dégradation soudaine de la santé de leurs parents ;
– Par l’utilisation au maximum des structures libérales de soin prises en charge par la sécurité sociale : infirmières libérales, médecin libéral, kinésithérapeutes libéraux, soins… Une organisation dite « médicalisée » fragile, aléatoire, sans réel suivi.
Quant au secteur public, la dérive était différente : de nombreuses maisons de retraite étaient à l’époque gérées par des structures hospitalières voisines. Souvent, elles n’étaient pas la priorité des directions de ces établissements : acheter un scanner était plus important pour l’image de marque de l’établissement et la carrière du directeur, que d’améliorer la qualité de vie des personnes âgées de la maison de retraite.
5) Pourriez-vous nous rappeler les mesures que vous préconisiez dans le dernier chapitre de votre livre ? Mesures puisées dans des expérimentations en France mais aussi à l’étranger ?
Ces dernières années, on a pu constater une amélioration de la qualité architecturale de nombreux établissements. Beaucoup en avaient besoin. Mais on n’a pas vraiment innové dans le fonctionnement de ces établissements. On voit encore trop de structures énormes, ingérables, dont l’organisation est basée sur la rentabilité. Même si le personnel fait ce qu’il peut avec une charge de travail souvent totalement excessive.
J’avais, il y a vingt-sept ans, attiré l’attention sur des expériences d’organisation qui me semblaient aller dans la recherche d’une humanisation de la relation :
– Des petites structures comme dans cette association qui s’était organisée en appartements autonomes pour douze personnes, pas plus.
– Je plaidais également pour la création de structures légères destinées à des accueils de courte durée : des appartements de soins permettant d’accompagner des personnes ayant présenté un accident de santé transitoire, avant d’envisager son retour à domicile. Une façon d’éviter un processus d’enclenchement vers une dépendance définitive.
– Je proposais bien d’autres voies de recherche qui, malheureusement, n’ont pas été reprises. Par exemple, à l’image de certaines associations américaines, des immeubles accueillant simultanément des personnes âgées isolées et des étudiants. En échange d’un faible loyer, l’étudiant s’occupe de la personne âgée installée sur le même palier… Certaines associations tentent de développer cette idée intergénérationnelle mais leur capacité reste très limitée.
Avec un peu d’imagination et d’audace, on pourrait dépenser beaucoup moins et respecter beaucoup mieux le grand âge. Faire du gagnant-gagnant, et retarder la dépendance.
6) Pour quelles raisons pensez-vous que ces mesures n’ont pas été suivies ?
Le grand âge, comme la fin de vie, ne sont pas des sujets de débat politique, même si ces questions touchent une grande majorité de citoyens. Ou plutôt de citoyennes car ce sont les femmes qui finissent majoritairement leur vie en Ehpad.
Alors quelle est la plus grande crainte pour une personne vieillissante ? L’insécurité ? L’immigration ? Ou le risque de finir ses jours dans un établissement collectif sans avoir le droit de choisir sa fin de vie ? Cette question sociétale mérite d’être posée.
Mon ami Frédéric en a fini à la « peine de vie » grâce à un « produit magique » trouvé hors de France…
C’est ainsi qu’il nommait ce combat de choix de fin de vie : la peine de vie !!!!
Abolissons la peine de vie !
Bonjour, en effet, abolissons la « peine de vie ». Ce qui serait beaucoup plus facile dans un cadre légal, sans risque d’obtenir un produit qui ne soit pas magique et sans que les proches ne se sentent coupables de n’avoir pas été présents…ou poursuivis par la justice