Attient d’une sclérose en plaques primaire progressive, Laurent a choisi quand sa vie devait s’arrêter. Se confier au Vif/L’Express est sa façon de dire que la loi dépénalisant l’euthanasie représente un « véritable cadeau » aux malades, une « chance de pouvoir partir dignement, au moment où on l’a choisi ». Récit d’un choix alors que la loi a 20 ans.
Je suis atteint d’une sclérose en plaques primaire progressive. La plupart des scléroses se manifestent par des « poussées », des aggravations neurologiques ponctuelles qui entraînent des difficultés de mobilité, de marche, de vision. Un traitement à base de corticoïdes peut les combattre et vous permettre de retrouver, du moins pour un moment, un état de santé plus ou moins normal. Plusieurs semaines, mois ou années peuvent s’écouler entre chacune de ces « poussées ». Entre deux épisodes de la maladie, il est donc possible de vivre normalement. J’ai rencontré des personnes en traitement qui me disaient : « La semaine dernière, je faisais du ski et, dans dix jours, je repars pour une randonnée en Corse. » Dans mon cas, ce n’est pas possible. Ma sclérose est une maladie neurologique dégénérative : mes neurones se détruisent petit à petit et aucun retour en arrière n’est possible. Ce qui est détruit, l’est ad vitam aeternam. Il n’existe aucun traitement curatif. On vit dans la crainte de la prochaine aggravation, sachant qu’à chaque fois, on franchit un nouveau palier dégénératif.
Les premiers symptômes sont apparus en 2010, durant un trail. Quatre ans ont été nécessaires aux médecins pour mettre le doigt sur la maladie. Ils attribuaient mes symptômes à un excès de sport. Depuis ce trail, je n’ai plus jamais pu courir. J’avais le syndrome de la jambe pendante : la pointe de mon pied droit traînait sur le sol. Je ne parvenais plus à lever la jambe. On m’a tout diagnostiqué. Une hernie discale puis un médecin a pensé que j’avais un nerf coincé dans la colonne vertébrale. J’ai passé une IRM. C’était une sclérose en plaques.
Je ne connaissais pas du tout la maladie, mais je savais qu’à l’oreille, ça sonnait très mal. J’ai demandé au médecin qui a posé le diagnostic quel était le traitement. Il n’y en avait pas. Rien. On ne savait rien faire. La maladie était incurable.
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Dès 2015, soit l’année qui a suivi le diagnostic, j’ai abordé la question de l’euthanasie avec mon neurologue à l’hôpital Saint-Pierre, à Ottignies. Il pratique l’euthanasie mais il lui est interdit de le faire avec ses patients. Il m’a alors dirigé vers une autre unité. J’y ai rencontré l’infirmière en chef. Je voulais savoir si j’étais dans les clous pour en bénéficier au cas où la maladie atteindrait un stade que je ne voulais pas vivre. Elle m’a rassuré, m’a confirmé que c’était du domaine du possible.
Je n’ai pas entrepris les démarches tout de suite. En 2017, je travaillais encore à plein-temps mais j’étais déjà en fauteuil roulant. Je mettais et je sortais seul la chaise de la voiture et j’allais travailler à Bruxelles. Je faisais mon job comme tout le monde mais en chaise. Je me disais « ok, c’est moche la chaise, mais si j’arrive à garder ce stade-là, pour moi, c’est viable. » La preuve que ça l’était, c’est qu’en 2017, je continuais à faire des projets sportifs. Je m’étais donné deux ans pour être prêt à parcourir un semi-marathon en fauteuil. En 2018, mon nouveau neurologue m’a parlé d’un traitement qui, pour la première fois dans l’histoire de la sclérose en plaques, devait permettre de stopper, du moins stabiliser, l’évolution de la maladie. Mais en 2019, une nouvelle aggravation est survenue et j’ai reçu la confirmation que, chez moi, le traitement ne fonctionnait pas. En réalité, j’avais retenu ce que j’avais voulu entendre lorsqu’on m’en avait parlé. J’avais zappé que la molécule n’était efficace que pour 25 % des cas traités. Et je n’étais pas dans les 25 %…
Dans le même temps, une autre claque est survenue. Mes yeux étaient atteints. J’ai perdu mon permis de conduire et à partir de là, je n’ai plus pu travailler. Je n’avais plus de véhicule. Je voyais moins. J’étais encore capable de me mettre en chaise, de sortir seul de mon lit, de me préparer un café, d’écrire sur ma tablette. C’était un mode de vie diminué mais qui restait acceptable. Je pouvais encore sortir seul avec mon fauteuil électrique, me balader autour du lac, prendre un verre avec des potes en terrasse.
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En 2021, un nouveau stade de la maladie a été atteint, celui dont je ne voulais pas et qui m’avait poussé à me renseigner sur l’euthanasie en 2015. J’ai essayé de conceptualiser ce stade. Je l’ai appelé « le stade de dépendance dégradante ». Je le vis depuis novembre 2021. Cela fait bientôt six mois que je ne sors plus du lit, sauf une fois par mois, lorsque vient mon barbier. Parce que, malgré tout, je tiens à rester comestible. Je me demande bien pourquoi… Le problème est que j’ai besoin d’aide pour tout : manger, faire ma toilette intime, aller aux WC, ce genre de choses. Je ne voulais absolument pas en arriver là. Mais j’y suis. Alors fin novembre 2021, j’ai lancé la procédure d’euthanasie.
J’en avais déjà parlé à mon médecin traitant. Elle m’avait dit qu’elle était prête à participer, à intervenir activement. Mais vu son âge – elle est née en 1990, elle est donc toute jeune – elle ne se sentait pas émotionnellement capable de la pratiquer seule. Elle a demandé à un confrère plus expérimenté de l’épauler. J’ai rencontré ce deuxième généraliste, qui a rédigé un rapport pour valider son intervention. Ensuite, j’ai dû voir un troisième médecin – un psychiatre – dans la mesure où je ne souffre pas d’une maladie qui est insupportable sur le plan physique, mais qui l’est sur le plan psychique. Le psychiatre devait déterminer si je ne souffrais pas simplement d’une dépression lourde.
Deux semaines plus tard, j’ai reçu les deux rapports. Ma généraliste me les a lus, parce que je n’ai plus la capacité de lire. C’était très, très impressionnant. Pour la première fois, j’avais un regard extérieur sur mon état, sur ce que ces personnes avaient vu, ici, quand elles étaient rentrées. Elles décrivaient mon état de manière clinique et froide. D’ailleurs, à ce moment-là, j’ai demandé à mon médecin de transférer ces rapports à ma sœur. Je pensais qu’ils pourraient certainement être utiles pour les personnes qui, une fois au courant de ma décision, se poseraient des questions sur son pourquoi. Dans les rapports, tout est très bien indiqué. Mon frère, ma sœur, mes grands enfants ont bien compris ma démarche, mais peut-être que les petits, plus tard, auront besoin d’explications, de connaître les motivations de ma décision.
Quand cette partie-là a été bouclée, tout, en réalité, ne faisait que commencer. Je n’ai jamais oublié la phrase prononcée par l’infirmière en chef rencontrée en 2015 : « S’il vous plaît, ne laissez pas aux soignants qui pratiqueront l’euthanasie la responsabilité d’expliquer votre choix après coup aux personnes qui restent. Tenez en amont votre famille, vos amis au courant de votre décision. Ne nous laissez pas la responsabilité de devoir gérer leurs questions, leur colère, leur tristesse. » Cette partie du travail est difficile aussi…
Je reviens un peu en arrière. Flash-back, donc. Pour faire valider ma demande auprès des médecins, j’étais seul. Ce boulot, je l’ai fait seul. C’était très, très compliqué. Je n’en parlais à personne car je voulais protéger mes proches au maximum. Je n’avais pas envie de les appeler pour leur dire : « Voilà ce que j’ai fait comme démarche aujourd’hui. » C’était lourd, très dur. Durant les deux ou trois mois qu’a duré la procédure, je n’en ai parlé à presque personne. J’ai gardé ça pour moi. Lorsque j’ai reçu l’accord des médecins, j’ai commencé à informer mon entourage de ma décision. Qu’ils devaient s’attendre à ce que je parte bientôt. Ce sera le 21 septembre prochain. J’ai commencé par mes deux aînés, mon frère, ma sœur, mes amis. Je viens de terminer avec les deux petits. J’informerai mes parents dans les prochaines semaines. Ils ont 83 et 84 ans et, malheureusement, ils ne possèdent pas le bagage intellectuel pour comprendre cette démarche. Ils font encore partie de cette génération pour laquelle, lorsque cela ne va pas, eh bien, on appelle le docteur pour qu’il vous donne une pilule. C’est difficile pour eux, ça peut l’être pour beaucoup de personnes, de comprendre ce qui peut vous amener à cet extrême-là. J’ai réussi à le verbaliser : « La vie ne vaut pas la peine d’être vécue jusqu’au bout de l’enfer. » Ce n’est pas de moi, mais d’une écrivaine française, Anne Bert. Elle s’est fait euthanasier en Belgique, en 2017. Elle était atteinte de la maladie de Charcot. Cette phrase, que j’ai envie de faire mienne, résume parfaitement la situation. Les personnes qui souffrent de la maladie de Charcot, d’un cancer des os ou d’une sclérose en plaques primaire progressive, des maladies dégénératives qui n’offrent aucune perspective de stabilisation, d’amélioration, de guérison, sont au bout de l’enfer. C’est un enfer au quotidien.
Aujourd’hui, je ne sais plus faire que deux choses sans aucun effort : écouter et penser. Mon malheur, c’est que j’ai toute ma tête ; sur le plan cognitif, ça se passe bien. Quand j’ai des collègues au téléphone, je parle néerlandais ou anglais avec eux. Ça se passe bien, mais c’est infernal. Je me rappelle ce dont j’étais capable, je comprends ce qui m’arrive et je sais que je n’ai aucune perspective de guérison. La maladie va continuer à dégénérer et je le sais pertinemment. Je crois que c’est cela le plus difficile, cette absence de perspective.
Certains tentent de vous dissuader, bien sûr. Oui, mais quand vous vous rendez compte de cette absence de perspective… Deux événements m’ont fait prendre conscience de cette réalité. Après l’une de mes crises, j’ai subi une hospitalisation assez lourde durant près de six mois. J’étais dans un centre de revalidation. Après ces six mois, on m’a demandé gentiment de quitter l’hôpital et j’ai réclamé mon rapport médical pour le transmettre à mon kiné. J’en ai pris connaissance et j’y ai lu, sous la plume du médecin en chef : « Après six mois de revalidation intensive, nous ne voyons aucune amélioration. » Là, je me suis dit : « Je suis foutu. » Je suis rentré chez moi et j’ai pris un deuxième coup sur la tête. A l’époque, j’étais encore avec ma compagne, la mère de mes deux plus jeunes enfants. J’étais foutu, mais je me disais que je ne serais pas seul pour traverser cette épreuve. Je lui ai demandé, à elle qui avait vu ce que c’était de vivre avec une personne dans mon état, de me prendre dans ses bras. Elle n’a pas voulu, elle m’a répondu : « Non, je ne suis pas ton médicament. » C’était dramatique, parce que je me rendais compte que je n’étais plus un homme, j’étais une maladie.
A ce moment-là, je n’avais pas encore introduit la demande d’euthanasie. J’ai fait une tentative de suicide. J’ai alors réfléchi. Ça, je ne pouvais quand même pas le leur imposer. Je dois préparer mon entourage, ne pas le mettre devant le fait accompli, le laisser dans la merde, sans explication, sans rien. Je peux partir, oui, et je veux profiter de cette possibilité que m’offre l’euthanasie pour préparer mon entourage et lui permettre d’être présent dans la démarche de départ.
Le fait d’avoir planifié mon départ me permet d’anticiper tout ce qui peut l’être pour ne pas mettre davantage mes proches dans l’embarras. J’ai pu voir mon notaire, pour régler le plan patrimonial, consulter un banquier pour organiser la gestion des avoirs des grands et des petits une fois que je ne serai plus là. La semaine prochaine, j’ai rendez-vous avec les pompes funèbres pour l’organisation de mes funérailles. C’est très particulier, ça, d’organiser soi-même son enterrement. Le 21 septembre au soir, je ne serai plus là. Je ne veux pas que mes proches se réveillent le 22 en se disant « ok, que fait-on du corps ? Où l’enterre-t-on ? Qu’est-ce qu’on prend comme concession ? Quel cercueil choisit-on ? » Je préfère que tout cela soit réglé. Je ne veux pas leur laisser ces responsabilités. C’est l’un des dégâts collatéraux de l’euthanasie : appeler un type et lui dire « Voilà, je voudrais organiser mes funérailles, parce que je vais mourir le 21 septembre. »
J’ai quatre enfants, Nicolas, 21 ans, Jules, 18 ans, Alice, 10 ans et Paul, 8 ans. Les grands ont l’air d’encaisser le coup, mais ils expriment très, très difficilement leurs sentiments. A tel point que je sonde leurs copines. Par l’intermédiaire de mes belles-filles, je connais leur état d’esprit. Quand on parle, ils pleurent. Mais d’eux-mêmes, ils n’abordent pas le sujet. Je suppose que ça viendra mais c’est très compliqué. A chaque fois, quand je suis seul avec eux, je ne sais même pas quelle question leur poser, la manière dont je dois la formuler… J’espère qu’ils viendront spontanément vers moi. Ils n’ont encore jamais verbalisé leur tristesse, leur colère. Oui, ils pleurent, ils sont présents, ils sont tristes. Y a-t-il en plus de la colère, de la compréhension ? Pour l’instant, je n’en sais rien. Les petits, eux, ne m’en parlent pas personnellement. Ils en parlent à leur maman, à leurs copains. L’une de leurs institutrices a organisé une séance en classe sur la mort. Ça a fait du bien à Paul. Le plus difficile, pour l’instant, est de libérer leur parole, tant chez les petits que chez les grands. Je ne sais pas s’ils ont déjà conceptualisé que le 21 au soir, je ne serai plus là.
Ma sœur est croyante. Mais ce qu’elle me dit, c’est que, quelle que soit ma décision, elle sera là. Elle accepte mon choix, elle comprend. Elle m’a connu avant et elle sait qu’il n’y a aucune perspective positive. Mon frère est dévasté. Avec lui, je sais comment agir : je dois le faire rire. La dernière fois qu’il m’a appelé, j’entendais ses pleurs. Comme pour s’excuser, il m’a dit « Oui, mais, tu comprends, Laurent, c’est dur pour moi. » Et là, je lui ai répondu : « Ecoute, Jean-Lou, j’entends ce que tu dis, mais, dans la situation actuelle, de toi à moi, c’est quand même moi le plus à plaindre, non ? Parce que c’est moi qui vais partir, ce n’est pas toi. » Il a éclaté de rire et m’a dit que c’est ce qu’il voulait entendre. Il voulait entendre que je gardais un peu le moral, pour lui.
Euthanasie, le dernier voyage
Le plus difficile, peut-être, quand vous êtes dans cet état-là, c’est que vous passez votre temps à protéger vos proches. En gros, quand quelqu’un m’appelle, j’entends au son de sa voix ce que je dois répondre. Dans ma tête, je me dis : « Est-ce que tu as envie d’entendre ce que je ressens, ou est-ce que tu as envie que je te dise ce que tu as envie d’entendre ? » Résultat des courses, pour certaines personnes, en effet, j’entends à leur voix qu’elles ne pourront pas gérer. Et quand on me pose la question, je réponds : « ça va. » Mais ça ne va pas. Je me rends compte que si j’entre dans le détail de mon mal-être, elles auront du mal à gérer la situation. Elles se liquéfieront devant moi ou je l’entendrai au bout du fil. Je passerai le reste de la conversation à leur remonter le moral. Ça, c’est assez cocasse.
Je vais mourir et qu’est-ce qui me console ? Qu’est-ce qui me porte ? Mes enfants. Les grands de 18 et 21 ans, je sais qu’ils seront des gens biens. Ils ont trouvé leur voie. C’est très réconfortant. Les petits, je les vois épanouis, drôles, aimants, attentionnés, même si c’est pour eux que j’ai le plus peur, parce qu’ils n’ont que 10 ans et 8 ans. A quoi ressemblera leur vie ? Je n’ai pas de prise sur la manière dont elle se déroulera. Qu’est-ce qui me portera jusqu’au bout ? Leur image. Je sais déjà aujourd’hui que mes enfants seront des personnes extraordinaires.
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Choisir de partir, c’est une dernière liberté. Je ne sais pas qui a porté cette loi au Parlement. Mais le fait d’avoir eu cette intelligence-là, de laisser la liberté aux personnes qui sont en souffrance d’organiser leur départ en cas de maladie insupportable sur le plan psychique, c’est un beau cadeau fait aux malades. La maladie m’emmure. Je suis prisonnier dans un corps qui ne m’obéit plus. Le bout de l’enfer, c’est ça. J’ai le choix des conditions auxquelles je suis prêt à partir.
Me confier au Vif, c’est livrer un témoignage à mes enfants. Je crois que quand Alice et Paul seront en âge de vous lire, ils seront contents de parcourir ce témoignage qui leur permettra de comprendre pourquoi papa a pris la décision de partir. Pour mes grands, aussi. De manière générale, il est important que les gens comprennent la chance que nous avons, en Belgique, de pouvoir bénéficier de cette loi. Partir dignement, au moment où on l’a choisi, quel véritable cadeau.
Source :
« Le Vif Express » – Soraya Ghali – 03.06.22