Le consultant et la sociologue appellent à renverser le rapport de pouvoir qui maintient les malades dans une infériorité par rapport à leur médecin
Brahim Bouselmi Et Sandrine Bretonnière
Le débat sur la fin de vie s’installe dans l’espace médiatique et sur les réseaux sociaux et, avec lui, les termes dignité, vulnérabilité, liberté individuelle, souffrance, euthanasie, devoir de soignant. Il est aussi question de développement des soins palliatifs, d’objection de conscience pour les médecins qui ne voudraient pas participer à l’aide médicale à mourir, d’une solidarité dévoyée que constituerait la dépénalisation de l’euthanasie, de fracture sociétale que représente la possibilité d’aide médicale à mourir. Ces idées reviennent à chaque résurgence du débat sur la dépénalisation ou la légalisation de l’aide médicale à mourir. Pour tenter de renouveler les termes de la discussion, nous proposons de nous attacher à deux notions (les régimes d’indisponibilité du corps et du consentement) afin d’ancrer le débat dans les droits des malades.
En droit français, le principe fondamental qui régit la relation au corps est celui de son indisponibilité. Ce principe, affirmé par la Cour de cassation en 1975, affirme que le corps humain ne peut faire l’objet d’un contrat ou d’une convention, posant ainsi des limites à la libre disposition de soi. La gestation pour autrui est donc illégale. Ce principe connaît néanmoins des exceptions. C’est le cas pour l’IVG, le changement de sexe et la stérilisation volontaire, pour lesquels il a été décidé collectivement que les droits de la personne l’emportaient sur le principe d’indisponibilité. Ces trois exceptions convoquent la médecine pour leur réalisation. L’intérêt médical n’est pas premier, c’est le choix et la décision de la personne sur un événement ou une disposition de son corps qui fondent l’intervention médicale.
Profondeur de champ
Dans la continuité du mouvement pour les droits des malades, ne pourrait-on pas envisager l’aide médicale à mourir dans cette perspective d’exception au principe d’indisponibilité du corps, se fondant sur la reconnaissance et le respect de l’autonomie des individus ? Il est indispensable que le droit soit le relais formel et le cadre d’application d’une pratique répondant à une décision individuelle de la personne malade, en connaissance de cause. La mise en œuvre ne peut être laissée à la seule appréciation d’un professionnel de santé ; ce serait synonyme de rupture avec l’égalité en droit des individus.
Qu’en est-il du consentement ? A la lumière de certaines analyses féministes actuelles, notamment celles de la philosophe Camille Froidevaux-Metterie et de la sociologue Irène Théry, cette notion de consentement est extrêmement intéressante dans l’approche de la controverse sur l’aide médicale à mourir. Pourquoi ? Parce qu’elle permet de réfléchir à qui est en mesure de consentir à quel acte et ainsi d’éclairer les structures de pouvoir qui sont remises en cause par cette relation entre une personne demandant un consentement et une personne accordant un consentement. Elle permet de donner une profondeur de champ à l’analyse de la relation médicale.
Malgré les avancées liées aux droits des malades, la relation liant le soignant au soigné reste asymétrique, le médecin se maintenant et étant maintenu dans une position de sachant. Dans le cadre de la relation thérapeutique ordinaire, le médecin propose et discute avec la personne malade d’un traitement, qu’elle accepte de prendre ou non. Parallèlement, les médecins ont un devoir d’information et de conviction envers les personnes qu’ils soignent. Le régime de consentement est néanmoins clair : les médecins proposent, les personnes malades disposent.
Dans le cas de l’aide médicale à mourir, le régime du consentement est renversé : la personne demande au médecin de consentir à faire un geste (une injection létale ou la prescription de molécules létales que la personne malade absorbera seule). Le sachant est ici la personne malade qui connaît son corps, a développé une expertise de sa pathologie, des effets qu’elle a sur son corps et son psychisme, des limites qu’elle ne veut pas dépasser et qui décide du traitement (létal) qu’elle estime approprié au moment où elle l’estime juste. L’inversion de ce régime de consentement montre la dimension patriarcale de la relation médecin-soigné, dans le sens d’une disparité fondamentale de pouvoir, et qui peut se manifester crûment par un refus de la part du dominant d’accorder au dominé la disponibilité de son corps et le respect de sa décision.
Rapports de pouvoir
Ce refus de respecter la décision des personnes malades est parfois justifié par le principe de bienfaisance. Les professionnels de santé s’opposant à l’aide médicale à mourir fondent fréquemment leur position sur une bienfaisance qui se traduit par la prise en charge des patients de la manière qu’eux, soignants, estiment appropriée. Comme si la bienfaisance – mâtinée de solidarité et dont les seuls soignants définissent les modalités acceptables – éteignait intrinsèquement et définitivement le recours au droit.
L’analyse féministe du consentement met au jour la résilience du rapport de pouvoir dans la relation médicale, en défaveur des personnes malades. Ce qui nous permet de revenir à l’importance des droits des malades. La fonction de la loi est d’instaurer une égalité de droits. Ce qui ne garantit pas leur effectivité, mais instaure une base universelle sur laquelle les citoyens peuvent s’appuyer pour revendiquer leurs droits. Se retrancher derrière le principe de bienfaisance installe de fait les patients et les soignants dans une dimension « infra » du social et du relationnel, autorisant l’arbitraire et validant les inégalités.
Dans ce domaine de l’aide médicale à mourir, seul le droit positif permettrait de garantir un choix possible aux individus et de renverser un rapport de pouvoir qui maintient les personnes malades dans une infériorité perpétuelle, leur déniant autonomie et expertise de leurs corps et être. C’est en prenant la mesure d’un nécessaire renversement du régime du consentement que les discussions pourront réellement s’enrichir.
Brahim Bouselmi est consultant sur les questions de santé publique, ancien directeur d’établissements de santé ; Sandrine Bretonnière est sociologue, coautrice du livre « Vivre et vaincre le cancer » (Autrement, 2016)
Source :
« Le Monde » – 21.10.22