«Plutôt que de se questionner sur si l’on doit légaliser ou non les demandes anticipées, ne devrions-nous pas orienter le débat vers la manière de procéder pour s’assurer de la protection de la personne?» se demandent les signataires.
Le nom de Sandra Demontigny résonne de plus en plus dans l’univers collectif québécois, cette femme de 41 ans, mère de 3 enfants, atteinte d’une forme génétique et précoce de la maladie d’Alzheimer et qui souhaite demander l’aide médicale à mourir (AMM) de manière anticipée. Les différents partis politiques fédéraux ont débattu cet enjeu, certains prônant l’approche conservatrice de protection des malades alors que d’autres prêchent en faveur d’une protection de la liberté de choisir de mourir dans la dignité.
Nous avons appris, le 17 mars 2021, que le projet de loi C-7 a été adopté au Sénat et qu’il exclut les demandes anticipées. Cependant, le débat autour de cette question se poursuit et les enjeux reliés seront considérés dans le cadre d’un examen parlementaire qui aura lieu dans les prochains mois.
En tant que neuropsychologues travaillant auprès de personnes atteintes de troubles neurocognitifs majeurs (TNCM, aussi appelés démences), nous nous sentons particulièrement interpellés par les changements de la loi puisqu’elle pourrait admettre l’aide médicale à des patients avec un TNCM, mais de manière non-anticipée. Dans les médias, certains expriment leurs craintes d’une dérive, soit qu’un nombre important de demandes soient faites et que le « suicide » soit davantage mis de l’avant que les soins palliatifs.
Nous tenons à souligner que nous reconnaissons les bienfaits des soins palliatifs et que notre objectif n’est pas celui d’encourager l’AMM. Nous sommes toutefois d’avis que l’on doit respecter le désir des patients de vouloir choisir l’AMM selon leurs valeurs personnelles.
Le gouvernement fédéral souhaite prendre plus de temps pour réfléchir à si l’on doit ou non légaliser les demandes anticipées dans les cas de TNCM. S’agit-il du bon débat ? La société paraît avoir déjà émis son opinion en faveur d’une telle approche. En effet, dans la consultation publique menée par le gouvernement fédéral en janvier et en février 2020, plus de 300 000 personnes ont répondu au sondage et 79,4 % d’entre elles se sont dits favorables à l’idée qu’un patient TNCM reçoive l’AMM après en avoir fait une demande anticipée, même s’il est rendu inapte le jour où on la lui administre. Telle qu’elle est actuellement formulée, la loi permettrait au patient TNCM d’obtenir de manière non anticipée l’AMM. Cela risque de faire en sorte que certains voudront demander l’AMM de manière prématurée, alors que leur qualité de vie est encore bonne et qu’ils auraient, dans les faits, attendu avant de vouloir l’obtenir.
Plutôt que de se questionner sur si l’on doit légaliser ou non les demandes anticipées, ne devrions-nous pas orienter le débat vers la manière de procéder pour s’assurer de la protection de la personne ? Au lieu de l’interdire, nous estimons qu’il serait beaucoup plus judicieux de s’assurer que la personne faisant la demande d’AMM en comprenne clairement les enjeux et les conséquences potentielles. Pour faire la demande d’AMM, il est absolument primordial que le patient soit apte (capable de consentir de manière libre et éclairée à un tel soin). Cela exige de la personne qu’elle possède un certain degré de connaissances de ses propres difficultés, de la progression de la maladie, de ce qu’est l’AMM, de ses conséquences et des soins alternatifs. Le domaine des TNCM est très complexe et comprend plusieurs maladies, non seulement la maladie d’Alzheimer. Ces maladies peuvent rapidement compromettre les habiletés requises pour prendre une décision éclairée. Les habiletés touchées varient d’une maladie à une autre, mais également d’un individu à un autre. Peu de professionnels de la santé sont formés pour évaluer l’aptitude, notamment lorsqu’il est question d’un TNCM autre qu’une maladie d’Alzheimer.
À notre avis, la solution repose sur l’expertise de ceux qui évalueront les demandes. En tant que neuropsychologues, nous sommes les experts de l’évaluation des capacités cognitives telles que les troubles de mémoire et les capacités de la personne à comprendre l’information, à raisonner, à apprécier l’ampleur des difficultés et leurs conséquences ainsi qu’à prendre des décisions. Nous sommes d’ailleurs régulièrement sollicités pour évaluer l’aptitude des patients TNCM dans différents contextes (par exemple, la capacité à faire un testament ou à prendre des décisions pour soi-même). Nous croyons qu’il est essentiel de nous impliquer dans le processus d’évaluation de l’AMM et que cela permettrait de protéger les patients en s’assurant de leur capacité à faire une telle demande, tout en assurant le respect de leur liberté. Par exemple, une personne atteinte d’une aphasie primaire progressive fluente, un type de maladie d’Alzheimer affectant principalement le langage, pourrait avoir de la difficulté à s’exprimer lors de sa demande d’AMM et paraître en conséquence inapte. Pourtant, au-delà du langage, cette personne pourrait avoir de bons processus de raisonnement sous-jacents et qui reflètent entièrement ses volontés. Pour procéder à une évaluation de ce genre, une expertise est nécessaire et nous avons au Canada des neuropsychologues qui possèdent cette expertise. Ce serait donc une mesure de protection supplémentaire qui encadrerait la pratique et qui placerait le Canada dans une position prudente et avant-gardiste.
Les cas tels que celui de Mme Sandra Demontigny vus dans les médias, avec une aussi belle autocritique et compréhension de l’AMM, sont exceptionnels. Ils ne représentent pas les patients habituels. La situation est beaucoup plus complexe dans la majorité des cas où les capacités à prendre des décisions éclairées sont rapidement altérées. Pour conclure, il nous semble maintenant essentiel qu’on se questionne sur la manière de procéder pour optimiser la protection des patients et le respect de leur autonomie dans les cas de TNCM.
À notre avis, cela repose sur l’utilisation du savoir-faire disponible au Canada et devrait nécessairement impliquer l’expertise des neuropsychologues.
*Signataires :
Dre Claudine Boulet, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Dre Julie Brosseau, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Dr Simon Charbonneau, Ph.D., neuropsychologue clinicien
Monsieur Jean Chatelois, M.Ps., neuropsychologue retraité
Dre Anne-Marie Daoust, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Dre Catherine Degré, D.Psy., neuropsychologue clinicienne
Dr Johnathan Deslauriers, Ph.D., neuropsychologue clinicien
Dre Laïla El-Amrani, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Dre Adriana Enriquez-Rosas, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Dre Francine Fontaine, Ph.D. neuropsychologue retraitée
Dre Marie-Hélène Gagné, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Dre Josée Gagnier, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Dre Geneviève Gagnon, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Dre Justine Goulet, D.Psy., neuropsychologue clinicienne
Dre Anik Guimond, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Dre Maria-Teresa Hernandez, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Dr Sébastien Isère, D.Psy., neuropsychologue clinicien
Dre Nora Kelner, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Dre Marika Lapointe, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Dre Karen Debas, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Dre Camille Larson-Dupuis, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Dre Andrée-Anne Lefèbvre, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Dr Simon Lemay, Ph.D., neuropsychologue clinicien
Dr Pierre-Luc Mallette, Ph.D., neuropsychologue clinicien
Dre Sonia Marcone, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Dre Beatriz Mejia-Constain, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Madame Laurence Melançon, M.Ps., neuropsychologue clinicienne
Dr John Alexander Moreno, Ph.D., neuropsychologue clinicien
Dre Christine Ouellet, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Dre Jennyfer Pilote-Auclair, D.Psy., neuropsychologue clinicienne
Madame Geneviève Primeau, M.Ps., neuropsychologue clinicienne
Dre Marianne Provencher, D.Psy., neuropsychologue clinicienne
Dre Éva Racine, D.Psy., neuropsychologue clinicienne
Dre Sophie Tessier, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Dre Catherine Vien, Ph.D., neuropsychologue clinicienne
Source :
« Le Devoir » – Dre Josie-Anne Bertrand* – 07.04.21
*Neuropsychologue clinicienne