Après avoir reçu un diagnostic de cancer incurable, elle souhaite avoir le dernier mot.
« Je ne veux pas que tu me fasses un hommage, là! », m’avertit d’un ton presque menaçant Jojo, qui a toujours préféré l’ombre à la lumière.
La voix au bout du fil est un brin chevrotante. Mon interlocutrice semble à bout de souffle, cherche ses mots.
« Mais j’ai hâte de te voir et je t’aime, mon ami », s’adoucit-elle avant de convenir d’un rendez-vous dans ses terres dans quelques jours.
Je connais Jocelyne Boudreault depuis une quinzaine d’années.
Vous la connaissez peut-être aussi, indirectement.
Après avoir été intervenante quelques années dans des centres jeunesse, elle était jusqu’à tout récemment relationniste au CIUSSS Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal, un poste qu’elle a occupé durant 17 ans.
SI JE PARLE AU PASSÉ, C’EST QUE JOJO A DÛ METTRE ABRUPTEMENT FIN À SA CARRIÈRE, APRÈS AVOIR REÇU L’UN DES PIRES VERDICTS MÉDICAUX QUI SOIT.
Le milieu de la santé étant ce qu’il est, elle a piloté mille histoires sensibles, crises médiatiques, scandales et une pandémie bord en bord, en plus d’avoir attiré l’attention des journalistes sur des univers qui lui tiennent à cœur, à commencer par celui de la DPJ.
Si je parle au passé, c’est que Jojo a dû mettre abruptement fin à sa carrière, après avoir reçu l’un des pires verdicts médicaux qui soit : cancer du poumon de stade quatre avec des métastases au cerveau.
À 55 ans, Jojo commençait à parler de retraite, surtout après avoir géré un nombre incalculable de demandes d’entrevue durant la crise sanitaire, ce qui l’a jetée sur le carreau. Elle était en arrêt de travail pour épuisement, sans se douter de la véritable raison derrière cette fatigue chronique qui la clouait au lit durant 12, 13 heures d’affilée, pas son genre du tout.
Le crabe l’a finalement prise par surprise, coupant court à ses projets de retraite, faits de parties de pêche, de soirées autour du feu avec son amoureux Richard ou ses deux enfants adorés en visite, Marc-André et Noémie.
La maladie – intransigeante – avait d’autres plans pour Jojo, qui ne devrait pas voir la prochaine année.
L’histoire aurait pu s’arrêter là, un fait divers dans l’océan des petites tragédies du quotidien qui accablent tant de gens autour de nous.
Mais si Jojo n’a aucun contrôle sur la cochonnerie qui la ronge de l’intérieur, elle a voulu en avoir un sur ses derniers jours.
Elle a donc décidé de boucler la boucle en beauté, avec un mariage, de la paperasse en ordre et l’aide médicale à mourir.
C’est d’ailleurs de ça qu’elle veut parler ici, de l’importance pour elle de pouvoir partir dans la dignité, d’avoir le dernier mot.
Parce que la principale intéressée, vous le comprendrez à cette lecture, est une véritable tête de cochon.
« JE T’AIME, TOI »
Jojo ne veut pas d’hommage, donc.
Soit.
Il pleut quand je débarque chez elle en matinée, près de la route 125 à Chertsey, petite municipalité de Lanaudière.
Elle habite une maison champêtre – son paradis, dit-elle – près d’un joli ruisseau depuis moins de deux ans, avec son Richard. Un achat pandémique pour écouler leurs vieux jours. C’était ça, le plan…
Mais l’heure n’est pas à la déprime.
FRAGILE, ELLE M’AGRIPPE EN ME TRAITANT DE TOUS LES NOMS PARCE QUE LE BRAS QUE JE LUI TENDS MANQUE DE CONVICTION. SA FAÇON DE M’AIMER.
Surtout que Jojo m’accueille chaleureusement avec un sourire fendu aux oreilles, avant de m’offrir le tour du propriétaire. Fragile, elle m’agrippe en me traitant de tous les noms parce que le bras que je lui tends manque de conviction. Sa façon de m’aimer.
Sa chum de pêche Annie est là, de même que Richard et son fils Marc-André, dans la jeune trentaine.
On s’installe dans le gazebo dans la cour, avec un toit pour se protéger de la pluie. Un feu brûle dans le foyer à côté de la shed construite par Richard. Marc-André va y déposer des bûches de temps en temps à la demande de sa mère.
Jojo a griffonné quelques notes sur une feuille pour l’entrevue. Elle n’en aurait pas besoin. Si son cerveau n’a rien perdu de ses facultés (lire ici : elle est toujours aussi malcommode), les mots s’emboîtent plus difficilement dans sa bouche.
Pas grave, c’est juste son cœur qui parle maintenant.
« Je t’aime, toi. T’es adorable, tu le sais? », demande-t-elle spontanément à Annie.
« Moi aussi, je t’aime », répond l’amie, les yeux rougis.
Tout au long de l’entrevue, elle distribuera comme ça les marques d’affection à la petite assemblée, moi inclus. Ça me fait bizarre. Je n’ai jamais eu les « je t’aime » facile, même pas à ma blonde (sauf en ajoutant « comme amie »).
Haut du formulaire
Bas du formulaire
Mais bon, je me laisse entraîner, touché par l’absence totale d’inhibition des condamné.e.s. Déjà que même top shape, Jojo n’a jamais eu trop trop de filtre.
« JE VEUX QUE MES ENFANTS QUE J’ADORE ME VOIENT MOURIR DANS LA DIGNITÉ. MON PÈRE, JE L’AI VU DÉPÉRIR ET J’AI TROUVÉ ÇA TRÈS DIFFICILE. JE VEUX LEUR ÉVITER ÇA. »
« Je veux que mes enfants que j’adore me voient mourir dans la dignité. Mon père, je l’ai vu dépérir et j’ai trouvé ça très difficile. Je veux leur éviter ça », attaque d’emblée Jojo en s’allumant une cigarette, ce qu’elle fera à la chaîne tout au long de l’entrevue.
Au téléphone quelques jours auparavant, elle m’a d’ailleurs trouvé ben niochon quand je lui ai demandé si son diagnostic allait l’inciter à arrêter de fumer. « Ben voyons, il est un peu tard pour ça, niaiseux… »
Si le recours à l’aide médical à mourir semble heurter quelques personnes autour d’elle dans leurs convictions – en plus de claquer la porte au nez d’éventuels mirages d’espoir – Jojo assure avoir eu le soutien de ses proches.
« Au moins, mes deux enfants n’auront pas à s’occuper de rien, je peux partir sereine. J’ai eu une vie extraordinaire, une belle carrière, je veux qu’ils puissent vivre la leur », souligne-t-elle en regardant tendrement son garçon, une armoire à glace.
« C’est bientôt l’heure de ma pilule anti-Hulk? », demande-t-elle ensuite à Richard, un réparateur de machines à coudre à domicile devenu du jour au lendemain aidant naturel. C’est lui qui gère le cocktail de médicaments que Jojo doit avaler chaque jour. Les « Smarties », résume Richard, un vrai bon gars et pas juste parce qu’il endure Jojo.
Ce travailleur autonome doit prendre un congé sans solde pour s’occuper de sa blonde. Une aberration aux yeux de la principale intéressée. « Pour quelqu’un qui est seul et n’a pas les moyens financiers, ça n’a aucun bon sens! Si je n’avais personne (elle doit être sous surveillance 24 h/24) imagines-tu combien je coûterais au système de santé!? », peste Jojo, qui n’avait pas l’intention d’attendre la mort dans un lit d’hôpital.
C’est elle qui a décidé de rentrer à la maison après avoir reçu son diagnostic, plus ou moins avec l’accord du médecin. Quand on connaît Jojo, on comprend qu’il aurait fallu l’attacher de force pour la garder.
Heureusement qu’il y a les fameuses pilules anti-Hulk (pour baisser la pression au cerveau) qui la calment et l’aident à garder ses idées au clair.
Drôle de hasard, Hulk a toujours été l’idole de Jojo, qui conserve d’ailleurs une photo avec Lou Ferrigno, l’acteur qui le personnifiait à l’époque.
Avec la fatigue, c’est un engourdissement au cerveau qui a été l’un des premiers symptômes que quelque chose clochait il y a quelques semaines.
Elle était en train de préparer un gâteau aux carottes à Annie, qui venait planifier leur voyage de pêche, lorsqu’elle a réalisé avoir oublié de mettre des œufs dans sa recette.
« J’AI TOUJOURS SU QUE J’ALLAIS MOURIR JEUNE, UN FEELING. », AVOUE-T-ELLE.
En la voyant un peu en panique, Richard lui a demandé si tout allait bien. « Rien ne marche, on dirait que j’ai perdu le contrôle de mes mains », lui a répondu Jojo, qui a aussitôt demandé à son amoureux d’appeler une ambulance, convaincue de faire un AVC.
Une fois à l’hôpital de Saint-Agathe, elle a fait un infarctus, en plus de passer deux jours en convulsion.
C’est Richard qui lui a annoncé son diagnostic. « Ça m’a frappé comme une batte de baseball », se remémore, la gorge nouée, l’homme de 61 ans.
En guise de réponse, Jojo lui a seulement dit : « Je te l’avais dit, hein? »
Elle n’était pas vraiment surprise en fait. « J’ai toujours su que j’allais mourir jeune, un feeling », avoue-t-elle.
« JE SUIS TELLEMENT DÉSOLÉ QUE VOUS DEVIEZ MOURIR SI JEUNE »
Quand elle a vu le médecin, Jojo a juste voulu savoir si le cancer était irréversible. Si non, elle voulait aussitôt entreprendre les démarches d’aide médicale à mourir. Le médecin a pris quelques notes, puis l’oncologue est revenu plus tard pour prendre le relais. « T’sais, quand le médecin t’offre même pas de traitement… Est-ce que je vais faire des traitements de chimio pour une demi-heure de bien-être de temps en temps? Est-ce que je veux ça? », demande Jojo, déjà convaincue de la réponse.
Elle a donc rempli son formulaire d’aide médicale à mourir, approuvé par deux médecins et un psychiatre, selon la norme. « On veut s’assurer que j’ai toutes mes capacités mentales à consentir. La douleur est contrôlable, mais mes facultés mentales et ma motricité se détériorent. »
Elle a signé son formulaire ici à Chertsey, en présence de deux témoins, des amis très proches. C’est presque Richard et elle qui devaient les consoler, rigole Jojo au sujet de ce moment chargé d’émotions.
Une médecin était sur place avec eux. « Je suis tellement désolée que vous deviez mourir si jeune », a-t-elle dit en arrivant, pleine d’empathie.
La date est fixée au 31 octobre, veille de la fête des Morts. Une idée de Jojo.
« On peut prolonger si je vais bien, mais dans l’état où je suis, je peux m’endormir ce soir et ne pas me réveiller… »
Si elle fait preuve d’une zénitude commandant le respect dans tout ça, cette perspective de mourir abruptement dans son sommeil la terrifie.
Ça explique pourquoi elle n’est pas chiche sur les déclarations d’amour.
« Je te dis combien de fois par jour que je t’aime, Richard? »
« Toute la journée. »
« PRÉSENTEMENT, JE VIS DU PUR BONHEUR »
Ce qui frappe aussi, c’est à quel point Jojo n’est pas en colère. À l’aube d’une retraite, après avoir été dans le feu de l’action plusieurs années, je crierais sans doute à l’injustice de me faire voler un repos mérité avec mes proches.
« LA SEULE AFFAIRE QUI ME MET EN TABARNAK EST D’AVOIR DORMI DES 12, 14 HEURES PAR JOUR AVANT DE SAVOIR CE QUE J’AVAIS. L’OSTI D’ÉCOEURANT (LE CANCER) M’A FAIT PERDRE COMBIEN D’HEURES ? »
« La seule affaire qui me met en tabarnak est d’avoir dormi des 12, 14 heures par jour avant de savoir ce que j’avais. L’osti d’écoeurant (le cancer) m’a fait perdre combien d’heures? », peste-t-elle, refusant toutefois de s’apitoyer sur son sort. « Présentement, je vis du pur bonheur. Je reçois un tsunami d’amour, c’est trop beau. À part la naissance de mes deux enfants, je n’ai jamais été aussi heureuse », confie Jojo, les larmes aux yeux. Des larmes de joie.
La seule chose qui l’embête, c’est de devoir demander de l’aide et de recevoir au lieu de donner, quelque chose de contre nature pour cette femme entourée d’ami.e.s. « Quand tu viens ici, la seule chose que t’as à faire, c’est d’ouvrir ta propre bouteille de vin. Maintenant, quand les gens viennent, ils doivent s’arranger avec leurs affaires. C’est triste que l’auberge chez Jojo soit fermée… », admet-elle.
Richard prépare des blés d’Inde et Jojo invite tout le monde à dîner.
« Le feu, faut pas le laisser mourir! », ordonne-t-elle à Marc-André, qui va mettre une bûche. Il fume une cigarette un peu en retrait, dit envisager d’arrêter, recevant le diagnostic de sa mère comme un wake up call. « Plus jeune, je disais à ma mère d’arrêter de fumer et elle me répondait : “Ton grand-père a toujours fumé et il est mort à 92 ans!” », sourit ce colosse, qui respecte la décision de sa mère de demander l’aide médicale à mourir, à l’instar de sa sœur. « Moi, j’aurais été en colère, mais c’est son choix d’être aussi zen par rapport à cette situation », souligne-t-il.
Jojo se lève d’un bond. Quand je lui demande où elle va, sa réponse ne se fait pas attendre. « Je vais pisser, je suis pas aux couches, criss! » Sa façon de m’aimer.
Jojo ne veut pas d’hommage.
Elle concentre plutôt ses énergies sur son mariage prévu le 24 septembre prochain, ici. « Ça sera un beau mariage champêtre d’amour et de simplicité totale », résume la future mariée. Richard savait qu’elle voulait se marier. Il lui a fait la grande demande dans un couloir d’hôpital. « L’étage au complet a applaudi », souligne-t-il. Le couple prévoit une fête « intime » de près de cent convives.
Elle ne veut aucun cadeau, sauf des cartes-cadeaux pour les enfants de la DPJ.
Sans parler de bilan ni se lancer des fleurs (pas son genre), elle se dit extrêmement fière d’avoir pu attirer l’attention des médias sur la réalité de la DPJ durant sa carrière, un dossier qui lui tenait particulièrement à cœur. « Certains reportages avec Harold Gagné de TVA (pour qui elle n’a que des bons mots) faisaient en sorte que des milliers d’enfants de la DPJ avaient des cadeaux à Noël et des cocos à Pâques! », s’enorgueillit-elle, saluant au passage le travail des médias. « Je n’ai jamais eu de problème avec des journalistes qui dénoncent le système, mais fallait pas toucher à mon monde! », résume Jojo, qui a défendu bec et ongles les employé.e.s du milieu de la santé durant sa carrière.
Jojo ne veut pas d’hommage, mais son ancien boss Jean-Nicolas Aubé a voulu souligner le travail colossal abbattu dans l’ombre par « cette femme au coeur et au caractère plus grand que nature » en rédigeant un texte poignant sur sa page Linkedin.
« On va se le dire, nos débuts n’ont pas été faciles, écrit-il. Deux têtes de cochons comme toi et moi qui avaient de la misère à comprendre et accepter l’autre. Mais le temps a fait son travail. On est devenus complémentaires. Un tag team de relations médias incroyable. »
« LE TEMPS A FAIT SON TRAVAIL. ON EST DEVENUS COMPLÉMENTAIRES. UN TAG TEAM DE RELATIONS MÉDIAS INCROYABLE. »
Ma collègue et amie Katia Gagnon désigne de son côté Jojo comme la plus longue collaboration journaliste/relationniste de sa carrière. « On s’est rencontrées en 2005 à Cité-des-Prairies, où elle avait lancé l’idée que je passe cinq semaines entre les murs de l’établissement, une demande inusitée à l’époque », se souvient Katia.
« La chose la plus importante de sa carrière est sans doute d’avoir ouvert aux journalistes les portes de la DPJ », résume la journaliste, qui a raconté le meilleur et le pire de l’institution au fil des années. « Bon, Jojo n’est pas nécessairement une personne facile : tu peux écrire ça, elle va rire! », badine-t-elle.
Le journaliste Harold Gagné abonde dans le même sens, convaincu que c’est le travail de Jojo qui a fait connaître la DPJ au Québec. « C’était tellement un milieu fermé avant. Et au-delà du travail, c’est une vocation pour Jocelyne. Elle est extrêmement dévouée et pense juste au bien des enfants », salue le vétéran de TVA, qui a aussi été touché par l’impact de certains reportages se traduisant en dons colossaux pour les enfants de la DPJ.
Jojo ne veut pas d’hommage, alors j’arrête ici.
Je l’entends d’ailleurs m’insulter à distance d’avoir contacté Jean-Nicolas, Katia et Harold.
Sans rancune, Jojo, on se revoit à ton mariage. Pas le choix, je gère le karaoké en plus.
D’ici là, je t’aime.
Source :
« Urbania.CA » – Hugo MEUNIER 26.08.22