La Dérive
Entendez bien : une dérive encore peu identifiée, peu dénoncée, rendant indispensable une version contemporaine du serment d’Hippocrate. Je vous parle de ma mère qui vient d’être inhumée à l’âge de 93 ans, décédée en unité de soins longue durée (USLD) du CHU où elle a séjourné durant huit ans.
Admise à l’âge de 84 ans pour maladie d’Alzheimer, dans ce service secteur fermé, elle a peu à peu perdu son autonomie pour devenir grabataire au bout de trois ans, en 2005, à l’âge de 87 ans.
Rien d’original dans ce tableau, connu par tant de personnes âgées, placées en institution ou pas, connu surtout de leurs proches lorsque les patients ont perdu conscience de leur état. Dans ce décor de généralités fort répandues et porteuses de souffrance, je tiens à témoigner du cas de ma mère. Etant fille unique, je l’ai vécu au plus près.
Lorsque, en 2004, où elle voyait sa déchéance s’installer, et qu’elle pouvait encore s’exprimer, elle me posa textuellement cette question : « A qui elle appartient, ma vie ? Qu’est-ce que ça leur ferait de me donner un bonbon et que je m’endorme ? », je lui promis de transmettre cette question, le moment venu, aux personnes qui la soignaient. Je me fis donc sa porte-parole, bien qu’elle ait elle-même exprimé auprès de l’équipe soignante son souhait d’en finir, de ne pas devoir subir la lente dégradation de son état, l’inexorable glissade vers la perte de l’existence.
En 2007, j’ai cru m’inscrire dans une légitimité simplement humaine, en réclamant pour elle, par écrit, l’application de la loi Léonetti de 2005, m’appuyant essentiellement sur l’article L. 1110-05 , condamnant « l’obstination déraisonnable et prohibition des actes médicaux apparaissant comme inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie ».
Deux ans, déjà, que dans son cri, j’entendais une protestation, un refus de ce qu’elle vivait. Deux ans que ce cri était supposé n’être qu’« un signe de la maladie ».
Je demandai alors qu’au moindre incident, si minime soit-il et de quelque nature qu’il soit, ne soit engagé aucun traitement susceptible de prolonger sa vie, tout en faisant le nécessaire pour éviter sa souffrance.
Par téléphone, le responsable de l’USLD me propose une rencontre avec le professeur référent en matière d’éthique du CHU. On m’accorde une réunion avec ce professeur, le responsable de l’USLD, le médecin responsable du service où ma mère est hospitalisée, le cadre infirmier. Je me sens au tribunal et je comprends (pot de terre contre pot de fer) que ma demande se heurte à la mission non négociable du corps médical, qui consiste à « sauver », à faire reculer la mort par tous les moyens, alors que j’attendais de l’équipe médicale des gestes qui auraient renoncé à tout acharnement thérapeutique. J’ai l’impression que nous subissons un abus de pouvoir.
Le médecin responsable du service déclare qu’il doit réunir l’équipe soignante pour s’accorder sur la conduite à tenir ; il ressort qu’il est impossible qu’une règle particulière soit appliquée à ma mère, en renonçant, par exemple, à la perfusion hydratante considérée pourtant, par la loi, comme un soin thérapeutique. J’espérais qu’un soin anti-douleur, qui aurait garanti un bon accompagnement, me permette d’être à ses côtés lors de son endormissement ; je prétendais ne pas demander une absence de soins, mais LE SOIN qui l’aurait délivrée.
A aucun moment je ne me suis placée sur le plan juridique, ma mère n’ayant pas écrit de directives sur ses volontés de fin de vie. Sa génération peut difficilement bénéficier de la loi Léonetti, dont j’ai pu au demeurant constater qu’elle était scandaleusement méconnue, évitée, non appliquée par le corps médical. Du reste, il ne m’a jamais été opposé cette absence de directives écrites de la part de ma mère, tant il était hors de question, dès le début, que ma demande soit entendue.
En portant la parole de ma mère, je me plaçais donc exclusivement dans un esprit d’humanité, de respect, de loyauté, qui correspondait à la conception de dignité et de liberté que nous partagions toutes deux. Cette demande me paraissait pouvoir être entendue par des médecins et soignants, dont les gestes professionnels témoignent de leur volonté d’accompagner les patients.
Accompagner, oui, bien sûr, mais jusqu’où ?
Est-il raisonnable, humainement acceptable, que des progrès nécessaires et heureusement advenus pour soigner, puissent être détournés vers un maintien en vie de personnes qui n’existent plus, qui ne peuvent plus rencontrer leurs proches, qui ne s’expriment plus, dont l’état grabataire peut être prolongé jusqu’à ce que leur corps ait littéralement fondu ?
Ma mère a tenu ainsi encore deux années. Trois mois avant sa mort, une infection pulmonaire fut soignée par antibiotique à large spectre, traitement administré, m’a-t-on dit, dans le cadre de soins palliatifs.
N’est-il pas inhumain et prétentieux de transformer en otages de nos performances scientifiques, des personnes que l’on cherche à « sauver » comme dans une stérile compétition des hommes avec la nature, partie fatalement perdue ?
Accorder l’accompagnement lorsque l’existence est arrivée à son terme, lorsqu’il est réclamé, n’est-il pas le dernier grand soin auquel chacun de nous pourrait prétendre s’il le souhaite ? Libre bien sûr à chacun aussi, d’attendre que Dieu, Dame Nature, ou autre arbitre, siffle la fin de la partie.
Que refusiez-vous, que craigniez-vous, Messieurs les Médecins, lorsque je vous ai demandé d’arrêter d’empêcher ma mère de mourir ?
Comment se fait-il que, après avoir entendu son désir que lui soit épargnée cette fin de vie lorsqu’elle pouvait encore s’exprimer, vous puissiez affirmer d’autorité par la suite, quand elle ne pouvait plus vous contredire : « Elle ouvre encore la bouche à la petite cuillère, cela signifie qu’elle ne veut pas mourir » ?
Où puisez-vous le droit de laisser venir le curseur de fin, jusqu’à épuisement de vos recours techniques (perfusions nourricières d’agonie), dans des prolongations inhumaines ? J’ai vu ma mère réduite, fondue, n’ayant plus que la peau et les os. Elle, dont on louait la résistance pour avoir tenu si longtemps.
Double peine, vous dis-je :
Ma mère a séjourné en « prison médicale » malgré mes demandes de libération, elle et moi avons subi un interminable acharnement.
Aucune attention ni écoute ne m’ont été accordées lors de son décès. Aucune parole ne m’a été adressée. Ai-je été impudente ?
Mon dernier mot sera le sien : « A qui elle appartient, ma vie ? »
Toulouse, 30 juin 2010
PS : Rédigez vos directives anticipées, la loi Léonetti l’exige. Et ça ne fait pas mourir.