Le 14 septembre 2012, je publiais ma deuxième chronique, elle commençait comme ça : «Marie-Noëlle Simard et moi avons presque le même âge, à peine quatre mois de différence. Elle a sauté 19 fois en parachute. Moi, juste une.»
Hier, elle a fait le grand saut. Le dernier.
Elle m’avait invitée chez sa mère le 3 septembre dernier, un après-midi baigné dans un soleil langoureux. J’ai senti tout de suite qu’elle avait quelque chose à me dire, je ne m’étais pas trompée. Après les salutations d’usage, le faisceau de lumière rouge dont elle se sert pour communiquer sur le tableau devant elle s’est arrêt
Elle a pris une pause, a balancé sa tête vers l’arrière, l’a ramenée, puis elle a dirigé le point lumineux vers ces mots : «J’ai demandé l’aide médicale à mourir.»
Je n’ai pas su quoi répondre.
Elle a poursuivi. « Ça fait un an que j’y pense, j’en ai parlé à mon docteur, je me suis posé une foule de questions. Et j’ai pris ma décision. J’ai toujours su que je ne vivrais pas vieille je ne me suis jamais imaginée vieille.»
À 47 ans, son corps était fatigué, fourbu, usé à force d’être attaché, littéralement, à son fauteuil roulant. Incapable de parler, ni de manger sans aide, Marie-Noëlle avait une paralysie cérébrale de naissance, aucun médecin n’était disponible pour déprendre son cou du cordon ombilical.
Autant son corps était hypothéqué, autant sa tête était intacte.
Elle avait une dysphagie sévère et elle ne voulait pas être gavée. Elle adorait la bonne bouffe, les sushis, le bon vin. Vendredi passé, elle s’est gâtée, elle est allée à La Planque à Limoilou avec une de ses amies, elle a savouré le tartare de bœuf et les arancinis aux champignons, aussi le suprême de pintade.
Elle ne se voyait pas renoncer à ces plaisirs.
Ça faisait un bail que je vous avais parlé de Marie-Noëlle, elle n’avait plus le goût des projecteurs, elle coulait des jours heureux au CHSLD de Loretteville où elle habitait depuis quatre ans, elle l’appelait «le foyer». Oui, des jours heureux. Elle avait insisté là-dessus en septembre : «je n’ai pas demandé l’aide médicale à mourir à cause du foyer, j’y suis trop bien. J’ai une équipe extraordinaire autour de moi.»
Et c’est dans sa chambre, entourée de ses proches et des préposés qui ont pris amoureusement soin d’elle qu’elle s’est endormie pour toujours, hier, à 15h45. Elle est partie au son de la musique de La belle histoire de Lelouch, un de ses films préférés, une histoire d’amour et de rencontres improbables.
Comme la nôtre en septembre 2012, au CHSLD où on l’avait placée contre son gré parce qu’elle avait besoin de 13 minutes de soins de trop par jour. Un ami de son père m’avait écrit pour me parler de ce qu’elle vivait, j’étais sur le point de reprendre la plume, comme chroniqueuse.
Son histoire m’avait happée, nous avions le même âge à quelques mois près, elle était là devant moi attachée à son fauteuil roulant à crier son désespoir. Ce jour-là, sur son grand tableau blanc rempli de lettres et de mots, elle répétait «prison».
Elle a fini par en sortir, a pu aller vivre en appartement avec une colocataire-préposée, a fini par retourner en CHSLD.
Cette fois-là, par choix.
Nous sommes restées en contact au fil des années, je suis allée la voir quelques fois à Loretteville, elle me répétait qu’elle y était bien, à quel point le personnel travaillait fort. Le soir, elle avait même droit à son p’tit gin ou son shooter de téquila, dans les règles de l’art, avec du sel et le morceau de citron.
Elle me parlait souvent de Luc, le gestionnaire, pour qui elle avait un énorme respect. Infirmier de formation, c’est lui qui a assisté la médecin, mercredi.
Marie-Noëlle a ainsi marché dans les traces de Nicole Gladu et Jean Truchon, qui ont contesté la loi devant les tribunaux et obtenu en septembre 2019 le droit d’obtenir l’aide médicale à mourir en raison de leurs souffrances, même si leur mort n’était pas prévisible. Un jugement qui a changé sa vie. «Ça m’a enlevé un poids énorme, je suis très chanceuse d’avoir le choix. Avant, les personnes handicapées qui voulaient mettre fin à leurs jours devaient se laisser mourir de faim.»
Elle y a déjà pensé.
Nous nous sommes revues une dernière fois lundi après-midi par écrans interposés, sa mère était à ses côtés pour me lire ce qu’elle écrivait. Il ne restait à Marie-Noëlle que 49 heures à vivre. «Mon ami Simon-Pierre, avec qui j’ai sauté en parachute, est passé me voir la semaine dernière et en partant, il m’a dit : “bon saut!”»
Elle lui a dit que si elle revient, elle sera «pilote d’avion avec des cheveux longs. Je les attacherais juste pour piloter.»
Marie-Noëlle a toujours été éprise de liberté. «Je pense que j’ai emmené des personnes à repousser leurs limites, je pense que j’ai changé la vie de quelques personnes. J’ai sauté 25 fois en parachute, j’ai voyagé, j’ai vécu pleinement et défoncé les limites. J’ai aussi évolué personnellement, je suis devenue plus sensible à la souffrance des autres.»
Je lui ai demandé le sentiment qui l’habitait, aux portes de la mort.
– Je ressens une sérénité. Une sérénité saupoudrée de colère.
– De colère?
– Oui, de la colère, parce que moi, j’aime la vie et mon corps décide que c’est assez. Mais je l’écoute, pour la première fois.
On a jasé une vingtaine de minutes, elle, sa mère et moi, Marie-Noëlle m’a parlé de son dernier party de filles, de l’importance d’accepter d’être aimé, de la certitude de prendre la bonne décision. Je lui ai dit adieu, j’ai pleuré comme une Madeleine.
J’ai perdu une amie.
Dans la nuit de mardi et hier, vers 3h, elle a publié son ultime statut Facebook : «Je voulais répondre à chacun d’entre vous, mais j’ai oublié le projet! Je pars avec le sentiment du devoir accompli ! […] J’ai envie de vous laisser en disant : VIVEZ en vous respectant et en aimant les autres humains!
Et shooooooter!!!!!»
Source :
« Le Soleil » – Mylène Moisan – 02.12.21