A 53 ans, Agnès Firmin Le Bodo se définit « baptisée et communiée » au détour d’une phrase. Cette femme virevoltante, carré court et lunettes à écailles, va préparer un pan de ce qui se présente comme la grande réforme sociétale du second quinquennat d’Emmanuel Macron.
Moins dans la lumière qu’Olivier Véran, qui chapeautera la convention citoyenne, la ministre chargée de l’organisation territoriale et des professions de santé orchestrera les concertations avec les médecins, les soignants, les patients et des parlementaires de chaque groupe politique. Dans son bureau de l’avenue de Ségur trône un portrait de Simone Veil, en 1974, en noir et blanc – son inspiration. Seule touche de gaieté, une boîte de bonbons et d’ours à la guimauve, un péché mignon qui adoucit la rudesse des dossiers.
Aussi loin que remontent ses souvenirs, Agnès Firmin Le Bodo a toujours été de droite, comme son père, Claude, élu local au Havre (Seine-Maritime). Adolescente de 15 ans, elle milite au RPR et suit son mentor, Antoine Rufenacht, qui conquiert la mairie après trente ans de règne communiste. Elle est élue députée suppléante en 1997, premier mandat d’une longue série. C’est avec un certain Edouard Philippe qu’elle entre au conseil municipal du Havre – « juppéiste bien avant lui ! », déclare en souriant l’intéressée. En 2010, elle devient son adjointe à la mairie. L’ancien premier ministre la décrit comme la « première alliée ». Il a glissé son nom à Elisabeth Borne pour la composition du gouvernement, cinq ans après l’avoir poussée à se lancer aux législatives de 2017, sous l’étiquette Les Républicains (LR). Elle est aujourd’hui porte-parole
d’Horizons, le jeune parti de celui qu’elle nomme « Edouard ».
Petite, Agnès Le Bodo baigne dans le milieu du handicap. Elle vit dans le logement de fonction de son père, qui gère un établissement d’éducation spécialisée, et de sa mère, Nicole, directrice d’un institut médico-éducatif.
Une scolarité dans le privé, de la maternelle au lycée. Si elle manque la messe le dimanche, c’est pour les championnats de patinage artistique. Sa passion s’arrête là où commencent les études de pharmacie. Elle ouvre une officine, se marie avec un médecin, avec qui elle a un fils, là encore élevé dans le rite catholique. Sans surprise, elle a toujours été « contre » les évolutions sociétales, dont la procréation médicalement assistée (PMA). C’était comme ça. « En fait, je ne m’étais jamais posé la question », confie-t-elle.
« Tu me fais la piqûre ? »
La vérité d’un jour n’est pas celle du lendemain. Derrière le comptoir de sa pharmacie de quartier, Agnès Firmin Le Bodo voit défiler des femmes en désir d’enfant, armées d’une ordonnance, bien avant la PMA pour toutes. Elles partent ensuite en Belgique ou en Espagne, comme 2 000 à 3 000 femmes chaque année.
Certaines reviennent lui présenter leur bambin. La pharmacienne voit grandir ces
enfants et constate qu’ils vont bien. Aujourd’hui, la ministre ouvre tout rond
ses yeux verts : « Un jour, je me suis demandé : “Pourquoi je suis contre ?” Et
je n’ai pas trouvé la réponse. »
Quand s’ouvrent les débats parlementaires, en 2019, la députée de Seine-Maritime est convaincue que la société a évolué. « On ne peut plus fermer les yeux en se disant que ça n’existe pas. Il fallait faire en sorte, dans notre pays, que toutes les femmes puissent y accéder dans l’égalité, pas seulement les futures mamans qui en ont les moyens », explique l’ex-présidente de la commission spéciale sur le projet de loi de bioéthique, qui aboutira à l’ouverture de la procréation médicalement assistée à toutes les femmes. Elle s’attache à ce que chaque sensibilité s’exprime.
Quand la députée de l’Hérault Emmanuelle Ménard la sollicite dans l’espoir d’insérer une clause de conscience des pharmaciens pour les IVG à quatorze semaines, Agnès Firmin Le Bodo décline. « Mais elle ne m’a pas traitée de sale réac, le dialogue était possible », apprécie l’élue de droite identitaire.
Ses positions iconoclastes, dans son camp d’origine, lui valent insultes et incompréhensions. Des amis lui tournent le dos. D’autres la remercient. Ce jour de septembre 2020, elle vient d’assister à l’inhumation d’Antoine Rufenacht, son père en politique, lorsqu’une militante lui jette : « Tu n’as pas honte d’entrer dans une église après avoir défendu la PMA ? » L’intéressée résume l’émotion qui reste en travers de la gorge : « gloups ». Elle en voit d’autres. La vaccination obligatoire des soignants contre le Covid-19 lui apporte de macabres surprises, des pots de chrysanthèmes devant sa pharmacie aux lettres de menaces de mort.
Sur la question de la fin de vie https://www.lemonde.fr/fin-de-vie/ , premier réflexe, Agnès Firmin Le Bodo veille à mettre de côté son opinion. « J’ai un avis personnel, cet avis ne concerne que moi », déclarait la ministre, le 17 septembre, sur France Inter. C’est pourtant un débat qu’elle connaît bien pour y avoir été intimement confrontée. Le 25 mars 2011, sa mère a 67 ans lorsqu’elle apprend qu’elle souffre d’un cancer du pancréas. Trois à six mois, lui prédisent les médecins. La vie bascule. Nicole se bat, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucune chimiothérapie possible. Ce 7 janvier 2013, lorsqu’elle pénètre dans la chambre d’hôpital, Agnès Firmin Le Bodo se fige. Sa mère a tout ôté. Plus de perruque. Plus de lunettes. Son téléphone est éteint, rangé. La décision est prise : « Tu me fais la piqûre ? » Sa fille répond du tac au tac : « Je n’ai pas le droit. »
S’ensuit une semaine douloureuse, le coma, puis la fin. Quelque temps plus tard, Agnès Firmin Le Bodo s’en veut. « Et si j’avais eu le droit ?… », revit-elle. « Cette dernière semaine a été plus profitable pour nous que pour elle. Egoïstement, cela nous a permis de continuer le cheminement. Mais son choix était rationnel, exprimé de façon très claire, très consciente. On savait qu’on était arrivés au bout. » Elle confie d’une traite : « J’aurais aimé pouvoir lui dire oui. Et si j’avais pu lui dire oui, je lui aurais dit oui. » Peut-être même l’aurait-elle emmenée en Belgique, si elle en avait eu le temps.
« Lever un tabou »
A la veille des concertations, la ministre redoute les positions trop tranchées.
Les députés LR, sous la précédente législature, avaient encombré la niche parlementaire de 2 500 amendements pour bloquer la proposition de loi Falorni sur « une fin de vie libre et choisie ». L’eurodéputé François-Xavier Bellamy (LR) voit dans l’aide active à mourir un dangereux « droit d’être tué ». « La société est fracturée et radicalisée, mais on doit pouvoir trouver la petite voie, estime la ministre. Notre rôle de responsable politique est d’ouvrir ces débats de société. La démocratie vaut ça. Cela passe par le fait de pouvoir parler sereinement, de s’écouter. Mais s’il faut avancer, avançons. »
Rien n’est binaire, assure-t-elle. Là encore, point le souvenir d’un autre proche de sa famille, 56 ans, qui s’est vu diagnostiquer une tumeur. Il a choisi de s’éteindre deux mois plus tard, en Belgique. Une disparition brutale pour les proches. A rebours, le patient qu’elle a rencontré, mi-septembre, dans un centre de soins palliatifs a fait le chemin inverse. Persuadé d’abord qu’il voulait en finir vite, il était soulagé de se faire accompagner. « Il faut en profiter pour avancer sur les soins palliatifs, c’est une pierre angulaire des débats, insiste Agnès Firmin Le Bodo. Il est inacceptable qu’il y ait une telle inégalité d’accès aux soins palliatifs en France. »
Aux yeux de la ministre, la société a déjà mûri dans l’intimité des familles. La loi le traduira peut-être. « Si nous parvenons à parler de notre rapport à la mort, nuance-t-elle. La vie nous réserve parfois des choses pas faciles, qui nous font évoluer. Si ma mère ne m’avait pas posé la question, peut-être que je n’aurais pas fait ce cheminement. Et le jour où ça arrive… Il est important en France de lever un tabou. » Avant que nous la quittions, Agnès Firmin Le Bodo lâche qu’elle n’a pas encore formulé de directives anticipées, mais qu’« il faut le faire, c’est comme un testament, ça ne fait pas mourir ! » Et puis, dans un murmure : « Un jour, on meurt. Mais c’est la fin de la vie, pas la fin de toute vie. » Sa foi reste intacte.
Lire l’éditorial du « Monde » : Fin de vie : un grand débat, délicat mais nécessaire.
Source :
« Le Monde » -Ivanne Trippenbach – 22.09.22