Aujourd’hui, 21 février, c’est l’anniversaire de ma mère, Vuki. Mais nous ne le fêterons pas cette année : Vuki nous a quitté mercredi.
Amoureuse de la montagne et de la liberté, Vuki naquit il y a 79 ans dans un petit village de montagne du Monténégro, Čavori. Son père, Dušan, fut tué d’une balle dans le front en combattant les nazis. C’est un père qu’elle n’a jamais connu. Vuki fut élevée par sa mère, Ike, une femme forte, mais qui passa toute son existence dans le deuil.
Bien sûr Vuki voulut échapper à ce deuil perpétuel. Elle saisit l’occasion des études supérieures, plus accessibles dans l’ex-Yougoslavie d’après-guerre, pour rejoindre la capitale, Belgrade. Brillante étudiante, elle y fut diplômée ingénieure en électrotechnique et y rencontra mon père, puis donna la vie à deux enfants.
Hélas mon frère aîné fut atteint d’une leucémie, le cancer du sang, dès l’âge de quatre ans. Les médecins yougoslaves, qui n’avaient alors aucun traitement à proposer, ne pouvaient qu’annoncer la mort prochaine de l’enfant. Vuki ne voulut pas s’y résoudre. Elle écrivit aux hôpitaux les plus renommés au monde, en France, aux USA, en Angleterre… seul le professeur Jean Bernard, un grand homme, lui répondit, lui proposant un traitement expérimental.
Alors Vuki partit seule avec son enfant malade dans un pays dont elle ne connaissait rien et dont elle ne parlait pas la langue. Le traitement se prolongeant, mon père et moi la rejoignîmes. Après quelques années, la guérison de mon frère paraissant assurée, nous organisions déjà notre retour en Serbie lorsqu’une rechute du cancer de mon frère survint brutalement.
Cette fois les médecins français eux-mêmes prédisaient la mort de mon frère. De nouveau, Vuki se révolta, tempêta, exigea et obtint l’impossible, demeurant jour et nuit auprès de son enfant. Les nouveaux traitements, poussés à l’extrême, ont sauvé la vie de mon frère mais lui ont causé de lourdes séquelles psychiques.
La durée de ces traitements, plus de 10 années au total, est l’une des raisons pour lesquelles nous sommes finalement demeurés en France, sollicitant et obtenant la nationalité française. Quant à mon frère, il est aujourd’hui pris en charge à Grenoble par de remarquables associations : le GEM [Groupe d’Entraide Mutuelle] et l’APAJH [Association pour Adultes et Jeunes Handicapés]. N’hésitez pas à les aider : GEM l’heureux coin , 62 rue Ampère, 38000 Grenoble, chèque à l’ordre de GEM l’heureux coin / APAJH 18 rue Henri Barbusse, 38100 Grenoble, Chèque à l’ordre du service d’accompagnement APAJH
Après avoir combattu le cancer de son enfant, Vuki fit venir de Serbie plusieurs malades du cancer au stade terminal pour lesquels la médecine française représentait la toute dernière chance. Vuki les logeait, leur obtenait des rendez-vous pour des examens à l’hôpital. Peu ont survécu, beaucoup sont morts quelques semaines ou quelques mois plus tard.
Professionnellement, Vuki avait entrepris une éclatante carrière d’ingénieure dans le domaine des télécommunications, à Thomson-CSF d’abord, puis à Matra et enfin à Motorola, contribuant à développer les premiers téléphones mobiles, précurseurs des portables que nous utilisons tous aujourd’hui. Ainsi chacun d’entre vous a une parcelle du travail de Vuki entre les mains.
Après avoir fait construire une maison pour sa mère, Ike, dans les bouches de Kotor au Monténégro, où la montagne surplombe la mer, Vuki en fit bâtir une seconde pour elle-même et sa famille en France, à Montgoutoux, petit village de montagne perché sur le massif de Belledonne, commune de Saint-Pierre-d’Allevard, village qui adopta d’emblée cette montagnarde atypique.
Ayant longtemps profité de ce petit coin de paradis qu’elle chérissait, Vuki décida de déménager, quittant ses voisins et amis, gens simples au grand cœur dont elle était si proche, pour s’installer dans la banlieue parisienne tout près de ses petits-enfants, afin de leur transmettre tout son amour et sa sagesse accumulée.
Puis au commencement de 2019, le cancer qu’elle avait combattu avec tant d’acharnement la frappa à son tour. Un cancer du sein. Avec l’aide des médecins de l’institut Curie, elle se battit comme une lionne durant trois années, pied à pied, ne cédant rien, et surtout pas la relation si forte qu’elle avait nouée avec ses petites-filles.
Lorsqu’elle comprit qu’elle ne remporterait pas cet ultime combat, Vuki demanda deux choses seulement : quitter ce monde en pleine conscience et ne pas perdre son autonomie. Elle craignait surtout que les métastases, qui avaient gagné les poumons, le foie, la colonne vertébrale et désormais le cerveau, ne la privent de sa conscience et de ses facultés.
Hélas, dans le pays des droits de l’homme, accéder à sa demande n’était pas possible. Seuls les soins palliatifs à l’hôpital des Diaconesses à Paris lui furent proposés. Mais la loi Claeys-Leonetti n’autorise la sédation profonde que lorsque le patient a perdu toute autonomie, et souvent toute dignité. Ayant compris cela, Vuki m’appela dès le lendemain de son hospitalisation afin que je la ramène chez elle.
Finalement c’est grâce à l’engagement de tant de personnes et d’associations humanistes, Le Choix, Ultime Liberté, l’ADMD, et aussi grâce au docteur Yves de Locht à Bruxelles, à la promesse qu’il a faite à Vuki lors d’un entretien qui est resté gravé dans ma mémoire, promesse qu’il a tenue ponctuellement, que nous avons pu planifier l’euthanasie que Vuki désirait ardemment.
Elle souhaitait que ses derniers jours se passent dans la joie, entourée par les siens. Sa petite sœur Ozrenka est venue de Louisiane, sa nièce Misa, de Californie. Grâce à elles deux, grâce aux enfants et aux petits-enfants, les dernières semaines ont été telles que Vuki les désirait, même si ses forces l’abandonnaient peu à peu, même si les douleurs se faisaient plus lancinantes chaque jour.
Le mercredi 16 février 2022, à 14h09, Vuki n’a pas voulu d’aide pour se lever une toute dernière fois et rejoindre le lit de l’hôpital UZ, tout en remerciant les médecins qui préparaient l’injection. Comment n’aurions-nous pas été bouleversés par son sourire, son courage et sa détermination sans faille ? Peut-être que ce témoignage et le souvenir d’une femme si puissante et si aimante contribueront à changer la loi française pour le mieux.
Ce témoignage est bien sûr un hommage mais aussi un acte de gratitude à l’égard des personnes profondément humaines qui ont permis à Vuki de mourir apaisée et heureuse : Philippe Chazot, Nathalie Andrews, le docteur Yves de Locht et le professeur Wim Distelmans. Je voudrais aussi remercier les employés de l’hôpital UZ à Bruxelles, si compréhensifs et si attentionnés, tout autant que les employés des Funérailles Wyns, et tout particulièrement Sandrine Heijens.