C'est sans doute le livre que j'attendais. Un livre qui mettrait des mots sur les traces profondes laissées par la fin de vie de trois très proches, douloureuses non seulement du fait de la perte, mais aussi des conditions pourtant très différentes dans lesquelles ces vies se sont achevées. Il y a 35 ans mon père mourait d'un cancer, dans l'appartement familial. "Mourir chez soi entouré de ses proches", comme le veut l'expression, c'est aussi mourir au contact des sensibilités de chacun des siens et de possibles dissensions sur l'attitude à adopter face à ce qui est en train d'advenir : continuer à alimenter ou pas, chercher un prolongement ou se résigner ? C'est aussi, peut-être encore davantage qu'en milieu hospitalier, la chambre d'écho d'une interaction délicate entre le rôle du médecin et des soignants d'une part, et le rôle de la famille, présente en continue. Que ce fut long… mais j'ai le sentiment qu'il est mort comme il l'a voulu, lui, le Résistant et grand croyant. Aurais-je cette force, moi l'agnostique qui ne croit pas qu'il y ait un quelconque salut à gagner dans la souffrance ? Dix ans après, c'était le tour de ma mère, que l'entrée dans une phase très avancée d'Alzheimer nous avait contraints de placer dans une institution spécialisée. Autre registre de questions : qu'est-ce que la vie quand la conscience de soi et la présence au monde ne sont plus là ? La vie est-elle une question de cellules actives, de cœur et de poumons jouant cahin-caha leur rôle (et ils peuvent le jouer longtemps dans ce type d'affection) ? Il y eut certes des temps collectifs organisés par l'établissement, réunissant les familles des patients et les médecins où les doutes et les questions des proches pouvaient s'exprimer dans des échanges collectifs. Mais au moment singulier et crucial où ma mère semblait souffrir et rendue à bout de souffle, nous aurions souhaité que puisse être entendue notre demande "de lui venir en aide", que cette demande soit peut-être questionnée (une aide à quoi ?), et qu'ait été possible un échange suffisamment libre et confiant pour éviter les mal-entendus. Cela n'a pas été le cas. Alors, que souhaiterais-je pour moi dans une telle situation ? Et comment pourrais-je alléger, pour mes enfants, cette épreuve de la fin de vie d'une mère que la vie aurait déjà largement quittée ? Il y a moins de 10 ans un frère décédait au terme d'une sédation profonde et continue dans un service de soins palliatifs. J'ai vécu les choses de façon plus intermittente et plus distante et j'en ai sans doute eu une vision très partielle. Mais je me souviens de mon interrogation, cette fois sur la gradation de l'intervention médicale si précautionneuse qu'elle me paraissait en retard sur l'état de souffrance ou à tout le moins d'inconfort qui s'exprimait. Que voudrais-je pour moi ? La sédation est ce que notre société considère comme le maximum acceptable de l'intervention dans le parcours d'une fin de vie rythmée par l'avancement d'une maladie incurable. Mais entre autoriser à plonger un patient dans une sédation profonde et continue dont il ne sortira pas et interdire d'administrer, dans des conditions définies, une substance létale à un patient qui le réclamerait (et je précise qu'à ma connaissance ce n'était pas le cas ici) : y a-t-il véritablement une frontière entre agir et non agir, entre le bien et le mal, entre le légitime et le criminel ? Ce sont ces questionnements personnels, longtemps restés comme un champ à explorer un jour, qu'a ravivée la lecture d'une interview de Denis Labayle parue dans l'Obs en février dernier, et la découverte à la fois de son livre "Le médecin, la liberté et la mort" et de l'association "Le Choix – Citoyens pour une mort choisie". Oui, voici le livre que j'attendais pour rouvrir les questions enfouies, laissées de côté par la vie qui va, et qui va même bien et vite. Un livre pour comprendre comment on meurt aujourd'hui en France, pays qui apporte comme réponse les seuls soins palliatifs sans les déployer pour autant à hauteur des besoins, et qui interdit l'aide active à mourir. Un livre-témoignage d'un médecin engagé pour nourrir ma réflexion, clarifier de quoi l'on parle (les soins palliatifs, l'aide active à mourir, l'aide médicale à mourir), prendre la mesure de l'histoire de la lutte pour faire évoluer le droit, découvrir les mécanismes entravant une évolution malgré une demande sociale s'exprimant en ce sens, connaitre les arguments et le jeu des institutions parties prenantes du débat. Et enfin comprendre la manière dont l'aide à mourir est mise en œuvre dans des pays voisins (voir aussi le webinaire de février 2022 organisé avec des intervenants Belges, Canadiens, Luxembourgeois et Suisses) J'ai été très sensible à ce que dit le Docteur Labayle sur le rôle du médecin : "La fin de vie ne devrait pas être une spécialité médicale, mais relever de l'éthique de tout médecin (…) le rôle du médecin ne s'arrête pas quand survient l'agonie (…) Aider à mourir, aider à franchir la plus mystérieuse des frontières est aussi essentiel que celui d'aider à naître ou à vivre". Et très sensible aussi à la phrase de Boris Cyrulnik figurant en exergue : "Les croyants m'inquiètent, les douteurs me rassurent". J'appelle de mes vœux que l'on dépasse les antagonismes (dont la puissance m'a d'ailleurs surprise, entre "le monde des soins palliatifs" et "le monde des associations pro-euthanasie") pour parvenir, en sagesse, à une ouverture des possibles. Que l'on crée les conditions d'une liberté d'expression des personnes, de leurs doutes et de leur demande, sans dénier leur désir en considérant que les patients qui expriment une aide active à mourir se leurrent, et que la suppression de la souffrance (si tant est que la sédation profonde l'assure) serait en fait leur véritable souhait. Que l'on créé les conditions rendant possible cette écoute par les soignants, en leur donnant la capacité à accompagner leurs patients dans ce qui continuerait à être un soin, lorsque leurs patients le demandent, dans un cadre légal qui les protège. Enfin, c'est le livre qui m'a renforcée dans ma détermination à apporter ma petite pierre à l'action pour obtenir la légalisation de l'aide à mourir. Et qui, aujourd'hui que le rythme de ma vie professionnelle s'est un peu ralenti, me pousse à rejoindre l'association "Le Choix – Citoyens pour une mort choisie". A.V. juin 2022