Désolé. Il est motivé par un spectacle qui m’a été offert par ma famille, en Suisse. Un de mes oncles, à l’âge de 90 ans je crois, a été victime d’une attaque cérébrale. En l’espace de quelques mois, cet homme sympathique s’est transformé en légume : allongé sur un lit à barreau, il était nourri à la petite cuillère, émettait des grognements de sangliers, ne reconnaissait plus personne, y compris ses deux filles.
Nuit et jour, tout au long de l’année, trois infirmières se relayaient à son chevet, pour le laver, le nourrir, le masser, le changer, le débarrasser de ses excréments, le tourner pour éviter les escarres. Je me souviens l’avoir vu allongé, immobile sur son lit. Il en était alors à déjà trois ou quatre années de vie(?) végétative. Il bavait, ses yeux étaient morts, la peau du visage se répandait sur l’oreiller, le corps ne bougeait pas.
Cette descente aux abysses a duré une bonne dizaine d’années. Par chance, la famille de cet oncle était fortunée. L’intéressé, à ma connaissance, n’était pas pieux et, je crois bien, n’avait rien stipulé au cas où un accident lui surviendrait. Je me suis interrogé sur pourquoi ses deux filles s’acharnaient à le maintenir en vie. Pourquoi n’avoir pas décidé d’en finir avec ce spectacle devenu terrifiant– les petits enfants étaient tenus à l’écart du grabataire pour ne pas les traumatiser-, et débrancher l’appareillage qui permettait à celui qui n’était plus qu’une épave d’être maintenu « en vie ».
J’en ai conclu que c’était par lâcheté, par souci du qu’en dira-t-on dans ce milieu bourgeois genevois, par respect de conventions aussi stupides qu’archaïques, que, pendant dix ans, cet homme, un tas de chair, avait été gardé artificiellement « en vie », dans son lit à barreau.
Le spectacle de cette déchéance (et je ne l’ai plus revu lors des six ou sept années après ma visite, période au cours de laquelle sa décomposition n’a pu qu’empirer), m’a confirmé dans la conviction que,lorsque la mort cérébrale est constatée, la disparition du malade doit être acceptée avec sérénité. Pour une simple question de dignité, il convient donc de mettre fin à la vie.
En janvier 1999, ma mère s’est suicidée. Au vrai, elle s’est« manquée », ayant sous-dosé la quantité de barbituriques. C’est moi qui,le lendemain matin, l’ai découverte, râlante sur son lit. Transférée en urgence à l’hôpital des Broussailles de Cannes, elle est restée dans le coma près d’une semaine, en est sortie quelques jours pour y retomber et n’en plus jamais sortir.
Alternant avec ma sœur nos visites à Cannes, j’ai un jour appris, deux mois après le drame et par sa voisine de chambre que, lors des soins de pédicure qu’elle recevait, ma mère, dans le coma, réagissait à la douleur. Je demandais à voir la médecin-chef, lui intimant de ne pas mégoter sur les antalgiques, et que si l’hôpital public manquait de moyens, je couvrirais volontiers la dépense. Je reprécisais aussi que ma mère avait voulu se suicider, qu’elle avait laissé une lettre expliquant clairement son geste motivé par une détresse sans fin, et j’interdisais tout acharnement thérapeutique.
Le lendemain, le service de l’hôpital m’appelait pour m’informer du décès de ma mère dans la nuit. Je profite de ce témoignage pour remercier ici la médecin qui a pris la décision de clore cette agonie non souhaitée par ma mère.
La mort est une affaire personnelle. Au nom du respect de la liberté individuelle, je dénis à quiconque le droit, sur ce terrain, de s’interposer et de me dicter un autre choix que le mien. Ma mère avait fait un choix. A mes yeux, nul n’a de légitimité pour le juger, le contester, a fortiori pour l’entraver. Chaque individu est guidé par un système de valeurs qui lui est propre et qu’il s’est façonné. Mettre fin à ses jours, autrement dit se suicider, fait partie des choix qu’un individu sain d’esprit doit pouvoir assumer librement. Le lui interdire est une entrave à sa liberté, une liberté individuelle qui ne porte pas atteinte à celle d’autrui.
« Que l’État et les églises restent donc à leur place ! »
Que l’on me soigne aussi longtemps que je le souhaite et qu’il est possible de le faire. Mais, mon choix est de mourir en conservant un reste de dignité, que personne ne vienne interférer dans ma décision consciente d’en finir avec une vie qui se résume, pour beaucoup, à une chute aux enfers, douloureuse, solitaire, sans espoir. Ce choix personnel, qui est le mien, est aussi respectable que celui qui exige que tout soit mis en œuvre pour être maintenu en vie, pour des raisons religieuses, philosophiques, ou autres.
Pour ma part, l’acharnement thérapeutique, comme celui que je décris plus haut,s’inscrit dans une tradition qui n’est pas la mienne.Je trouve celle-ci irrationnelle, asservie à des valeurs que je réprouve. L’interdiction du suicide tout comme l’acharnement thérapeutique me sont étrangers. A mes yeux, seuls mes choix sont sacrés. Lorsqu’elle n’est pas dictée par la raison d’État, la mort est une affaire de choix personnel, un choix fondamental, qui peut être réfléchi, assumé, déterminé.
Je dénie à quiconque le droit de me juger, à l’État tout comme à la collectivité, cette entité abstraite que je ne connais pas et donc les tourments religieux/philosophiques m’indiffèrent.Si mon choix souverain est d’en finir avec la vie, que tout le monde se tienne donc à l’écart de moi. Je les en remercie.
François Garçon
Historien, essayiste
Dernier ouvrage paru : « France, démocratie défaillante, Il est temps de s’inspirer de la Suisse » – Ed. L’Artilleur – 2021