On n’a pas choisi de naître.On n’a pas le choix de mourir ou non (il faudra mourir de toute façon). Mais on a le choix, parfois, du moment et des modalités de sa mort. C’est l’une de nos libertés, certes pas la plus importante (le droit de vivre est plus précieux que le droit de mourir) mais, parfois, la dernière : quand on ne peut plus que subir ou mourir, pâtir ou partir, souffrir, parfois atrocement, ou décider de s’en aller. Liberté ultime et hypothétique (nul n’est tenu de s’en servir), mais qui éclaire rétrospectivement chaque jour, faisant de notre vie le contraire d’une fatalité ou d’une obligation : je n’ai pas choisi de naître, mais je ne vis que parce que je le veux bien.
Les Anciens, presque tous, voyaient dans la mort volontaire un acte légitime, parfois admirable. Même Platon, qui condamne en général le suicide, pour des raisons surtout religieuses, reconnaît qu’il y a des exceptions,qui peuvent le justifier, spécialement quand on y est poussé par « les souffrances insupportables d’un mal sans issue » (Lois, IX, 873 c). Le grand Démocrite, se souvient Lucrèce, « parvenu au terme de la vieillesse et sentant s’alanguir en son esprit les mouvements de la mémoire, alla de lui-même au-devant de la mort » (De rerum natura, III, 1039-1041). C’était donner par avance raison à Épicure : « Vivre dans la nécessité est un mal, écrivait ce dernier, mais il n’y a aucune nécessité de vivre dans la nécessité » (fr. 487 Us.). Lorsque nous sommes confrontés à des souffrances intolérables, « nous sommes libres de quitter avec sérénité » une vie qui nous pèse, comme on sort d’un banquet ou d’un théâtre (Épicure, d’après le témoignage de Cicéron, De finibus, I, XV, 49et II, XXIX, 95). La vie est un plaisir, pour le sage, point un devoir.
Les stoïciens allaient encore plus loin, jusqu’à recommander parfois le suicide (qu’Epicure se contente de tolérer). Par exemple Sénèque : « Ce qui est bien, ce n’est pas de vivre, mais de vivre bien. Voilà pourquoi le sage vivra autant qu’il le doit, non pas autant qu’il le peut » (Lettres à Lucilius, VIII, 70, 4). Non que tout suicide soit vertueux (il en est de lâches ou de pathologiques), mais certains le sont, comme le suicide emblématique de Caton, qui refusait de se soumettre à César. Pas besoin pour autant d’être un héros. Beaucoup de suicides font simplement partie de ce que les stoïciens appelaient les « préférables », par exemple, précise Sénèque, lorsqu’il s’agit de raccourcir les souffrances d’une trop longue agonie (ibid., 12 : « S’il n’est pas vrai que la vie la plus longue soit toujours la meilleure, il est bien vrai que la pire des morts est toujours celle qui se prolonge »)ou de s’épargner la décrépitude du grand âge (Lettre 58, 34-35). L’auteur des Lettres à Lucilius mettait la liberté de mourir si haut qu’il jugeait « aussi grave d’empêcher quelqu’un de mourir que de le tuer » (Lettre 77, 7) !Tant pis pour les pleutres et les geignards :« Le grand motif de ne pas nous plaindre de la vie, c’est qu’elle ne retient personne. Tout est bon dans les choses humaines dès que nul ne reste malheureuxque par sa faute. La vie te plaît ? Vis donc. Elle ne te plaît pas ? Libre à toi de la quitter » (Lettre 70, 12-15). Ce qu’Épictète, pourtant moins porté au tragique, confirmera :
« Un point essentiel : songe que la porte est ouverte. Ne sois pas plus lâche que les enfants : quand la chose ne leur plaît pas, ils disent : “Je ne joue plus” ; toi aussi, quand tu crois être en semblable situation, dis “Je ne joue plus”, et va-t’en ; mais,si tu restes, ne gémis pas » (Entretiens, I, XXIV, 20).
C’est une leçon que Montaigne retiendra : « Le présent que nature nous ait fait le plus favorable, et qui nous ôte tout moyen de nous plaindre de notre condition, c’est de nous avoir laissé la clé des champs » (Essais, II, 3). C’est spécialement vrai lorsqu’on souffre trop durement d’une maladie incurable. Montaigne, sur ce point, est d’accord avec « la plupart des anciennes opinions : qu’il est temps de mourir lorsqu’il y a plus de mal que de bien à vivre ; et que conserver notre vie pour notre tourment et malheur, c’est choquer les lois mêmes de nature » (Essais, I, 33). Ou pour le dire dans mon langage, et pensant aux lois des hommes plutôt qu’à celles de la nature : le droit de mourir (si on le décide en étant sain d’esprit) fait partie des droits de l’homme.
Pourquoi parler du suicide, dans un article sur l’euthanasie ? Parce que l’euthanasie qui m’importe le plus, celle qu’on dit « volontaire » (parce qu’elle est demandée par le patient lui-même), n’est pas autre chose qu’une assistance médicale au suicide. Or il se trouve que cette assistance, en France,est interdite par la loi. J’y vois une incohérence : le suicide, dans notre pays, n’est pas un délit ; pourquoi l’assistance au suicide en serait-elle un ? J’y vois aussi, et surtout, une privation intolérable de liberté, spécialement dans les situations les plus cruelles. Souvenons-nous du jeune Vincent Humbert. Un accident de la route le laisse, à20 ans, tétraplégique (paralysé des quatre membres), aveugle et muet : il ne peut plus s’exprimer qu’en bougeant son pouce droit. S’il avait voulu vivre, il va de soi qu’il fallait lui donner les moyens de le faire dans les meilleures conditions. Mais il voulait mourir : qui oserait le lui reprocher ? Sa mère, à sa demande, fit ce que j’aurais fait moi-même, si l’un de mes fils, dans la même situation, me l’avait demandé : elle provoque son décès, avec l’aide d’un médecin. Qui oserait les condamner l’un et l’autre (ce furent leurs chefs d’inculpation respectifs, qui débouchèrent sur deux non-lieux)pour « administration de substances toxiques » ou « meurtre avec préméditation » ?
La loi Leonetti, qui fut votée dans le prolongement de cette douloureuse affaire, marqua un important progrès par rapport à la situation antérieure, qui était proprement scandaleuse. Mais remarquons que cette loi, eût-elle été votée plus tôt,n’aurait aucunement permis d’éviter ce drame, ni de résoudre le problème de Vincent Humbert : ce jeune homme n’était pas en fin de vie, ni d’ailleurs victime de quelque acharnement thérapeutique que ce soit. Il avait devant lui quelque soixante ans d’espérance de vie, si on peut appeler ainsi le calvaire qu’il préféra s’éviter. Je ne dis pas qu’il eut raison, ni sa mère. Je ne dis pas qu’ils eurent tort. Je dis que j’aurais fait pareil (pareil que lui, pareil qu’elle), et que je ne reconnais à personne – ni législateur ni médecin–le droit d’en décider à ma place.
On m’objectera que le suicide étant d’ores et déjà un droit (puisqu’aucune loi, en France, ne l’interdit), je n’ai qu’à l’exercer moi-même, si je le souhaite un jour, sans avoir besoin pour cela de l’aide de quiconque. En effet, quoique ce soit souvent difficile ou douloureux. Souvenez-vous de Gilles Deleuze, à 70 ans, souffrant d’une très grave insuffisance respiratoire, contraint de se jeter par la fenêtre du 5ème étage… Qui se souhaite, ou à ses enfants, une fin pareille ? Au demeurant, l’objection est faible.Car la plupart des demandes d’euthanasie, ou d’aide médicale à mourir, portent justement sur les situations où le suicide, sans aide, est à peu près impossible. Comment Vincent Humbert aurait-il pu, de lui-même, mettre fin à ses jours ? C’est une exception ? Au contraire ! Ce sont les cas, de très loin, les plus fréquents, même sans handicap majeur.Essayez de vous suicider à l’hôpital ou dans un EHPAD, vous m’en direz des nouvelles ! Or c’est là, pour l’immense majorité d’entre nous, que nous finirons notre existence, parfois pendant des mois ou des années. Tant que l’assistance au suicide y est interdite, le suicide, de fait, l’est aussi : nous voilà condamnés à vivre, y compris lorsque nous n’y trouvons plus que souffrances ou humiliations, que détresse ou malheur.Ma vie alors devient comme une prison : « la porte est fermée », dirait Épictète ! Si je ne suis plus libre de mourir, je ne suis plus libre non plus de vivre.Comment une démocratie libérale, et de quel droit, peut-elle me priver de cette liberté-là, sans laquelle toutes les autres ne sont, lorsque je souffre atrocement, qu’abstractions ou contraintes supplémentaires ?
Ce n’est pas une question de dignité. Si tous les êtres humains sont égaux en droits et en dignité, comme nous le professons à juste titre, le grabataire ou l’agonisant ont exactement la même dignité que vous et moi, qui sommes (pour l’instant !) en bonne santé. Mais ils ont aussi les mêmes droits, donc notamment celui de mourir, s’ils le décident. Nul ne peut être contraint de les y aider ? Cela va de soi. C’est pourquoi il faudra évidemment que loi prévoie (comme la loi Veil, pour l’IVG) une clause de conscience : tout soignant aura le droit de refuser de participer à une euthanasie, toute légale et volontaire qu’elle soit,s’il l’estime contraire à ses propres convictions religieuses ou morales. Cette clause de conscience, loin de condamner l’IVG, a rendu sa légalisation possible. Pourquoi en irait-il autrement s’agissant de l’IVV (l’interruption volontaire de vie) ?
Certains répondront : parce que le meurtre est interdit (« Tu ne tueras pas »), y compris sur soi-même (c’est le sens étymologique du mot « suicide » : l’homicide de soi). Mais Montaigne, à cette objection, a déjà répondu, et bien d’autres après lui : « Comme je n’offense les lois qui sont faites contre les voleurs, quand j’emporte mon bien et que je coupe ma bourse, ni celles contre les incendiaires, quand je brûle mon bois, aussi ne suis-je tenu aux lois faites contre les meurtriers pour m’avoir ôté la vie » (Essais, II, 3). Ou bien c’est que je ne m’appartiens plus mais à Dieu ou à l’État, et c’est la définition même de l’aliénation, qu’elle soit religieuse ou politique.La laïcité est ce qui nous en préserve. Le peuple souverain n’a pas à gouverner les esprits.
Ce n’est pas une question de dignité, c’est une question de liberté, donc, en effet, de choix. Montaigne, qui aime tant la vie, voit bien que la mort, parfois, vaudrait mieux que les traitements qu’on nous inflige pour l’empêcher ou la différer :
« Le commun train de la guérison se conduit aux dépens de la vie. On nous incise, on nous cautérise, on nous tranche les membres, on nous soustrait l’aliment et le sang ; un pas plus outre, nous voilà guéris tout à fait ! Pourquoi n’est la veine du gosier autant à notre commandement que la médiane [celle qui servait pour les saignées, au pli du coude] ? Aux plus fortes maladies, les plus forts remèdes ! […] Dieu nous donne assez congé, quand il nous met en tel état que le vivre nous est pire que le mourir » (Essais, II, 3).
Cela reste vrai aujourd’hui, malgré les progrès de la médecine (on souffre moins que du temps de Montaigne) ou à cause d’eux (on souffre parfois plus longtemps). Le droit de mourir fait partie des droits de l’homme, disais-je. Le droit d’aider à mourir, lorsqu’un patient le demande expressément,doit faire partie, selon moi, des droits du médecin.
Et quand le patient est incapable de prendre une décision, par exemple en cas de coma profond et durable (voyez l’affaire Vincent Lambert) ? Il faut bien sûr consulter les proches, en souhaitant qu’ils s’accordent, sans leur donner pour autant, cela va de soi, un droit de vie et de mort sur la personne en question. Qu’il faille fixer des limites, instaurer des contrôles, des procédures, des garde-fous, c’est une évidence. Pas question de tuer des gens qui veulent vivre ! Pas question d’euthanasier à tout va, et surtout pas pour faire faire des économies à la Sécu !Mais comment savoir ce que veut un comateux, ou ce qu’il voudrait s’il était conscient ? C’est où les « directives anticipées » peuvent jouer un grand rôle, sans décharger pour autant l’équipe médicale de sa responsabilité, qui est lourde et qui doit le rester.
La question n’est pas nouvelle.Le philosophe Francis Bacon, dès 1623, l’avait vu :
« L’office du médecin n’est pas seulement de rétablir la santé [ce n’est pas toujours possible], mais aussi d’atténuer les douleurs et souffrances attachées aux maladies ; et cela non pas seulement en tant que cet adoucissement de la douleur, considérée comme un symptôme dangereux, contribue et conduit à la convalescence, mais encore afin de procurer au malade, lorsqu’il n’y a plus d’espérance, une mort douce et paisible ; car ce n’est pas la moindre partie du bonheur que cette euthanasie. »
Ce dernier mot, alors fort rare, Bacon l’emprunte à Suétone. Dans sa Vie des douze césars, en l’occurrence à propos de l’empereur Auguste, on lit ceci : « Sa mort fut douce, et telle qu’il l’avait toujours désirée ;car, lorsqu’il entendait dire que quelqu’un était mort promptement et sans douleur, il demandait aux dieux, pour lui et les siens, une fin semblable, qu’il appelait euthanasia », c’est-à-dire, en grec, une bonne mort. Lequel d’entre nous ne se souhaite, et aux siens, la même chose ? Le hasard en décidera ? C’est en effet le plus vraisemblable. Mais le hasard est le contraire de la liberté. Quant à moi, je préférerais mourir très tard et très vite, de préférence sans avoir besoin de le décider, par exemple en dormant ou à l’improviste. Mais si le hasard ou la vieillesse m’imposent d’interminables souffrances ou d’écrasants handicaps, au point que je préfère y mettre fin, je souhaite que la République m’en laisse le droit, y compris si je suis hospitalisé ou en EHPAD, et qu’un médecin bienveillant m’aide à y parvenir. Or c’est ce que la loi actuelle interdit. Il faut donc la changer : non par désir de mort, mais par amour de la vie (pour que nous puissions l’aimer jusqu’au bout)et de la liberté !
Le droit et la possibilité de mourir font de chaque instant de notre vie un choix, donc une liberté (on n’a pas choisi de naître, ni d’être mortel, mais on choisit, jour après jour, de continuer à vivre). Pourquoi nous priver de ce droit quand nous ne pouvons plus l’exercer seul, c’est-à-dire, hélas, quand nous en avons le plus besoin ?
André Comte-Sponville
En France, au pays de la laïcité, les lobbys chrétiens ont encore le dernier mot au sein du Comité Consultatif National d’Éthique qui se refuse toujours et toujours à aborder la question.
Malheureusement pas qu’au CCNE… Le pays des lumières semble bien terne. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas continuer notre combat
Oui, il est grand temps que l’Etat s’empare de ce délicat problème qu’est la fin de vie, et que chaque président repousse avec grand soin…
Je partage totalement le point de vue de ce philosophe sur l’aide à mourir; ayant été moi-même confronté à ce problème avec mon épouse décédée en 2016 après quatre années de calvaire. C’est un traumatisme qui me suivra jusqu’à la fin de mes jours
Bonjour, vous avez tout à fait raison. Voyez d’ailleurs les programmes des candidats à l’Elysée, l’on ne peut dire que la fin de vie soit une priorité…et pourtant, eux comme nous arriveront un jour à leur fin de vie !
Si vous souhaitez témoigner du calvaire vécu par votre épouse, n’hésitez pas à écrire à :
Apparemment l’adresse électronique n’est pas apparue dans le précédent message :